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LE NUMÉRO DU TALION

Al-Qaida veut l'Afrique

En février dernier, suite à une bataille victorieuse contre une milice d’insurgés islamistes dans la cité saharienne de Gao, l’armée malienne organisait une visite guidée pour la presse.

Illustration : Jordan Rein

En février dernier, suite à une bataille victorieuse contre une milice d’insurgés islamistes dans la cité saharienne de Gao, l’armée malienne organisait une visite guidée pour la presse. Là, des journalistes du monde entier se sont retrouvés, un peu par hasard, dans une cour poussiéreuse cachée quelque part au cœur de la cité. Gao est, depuis toujours, une ville islamique conservatrice. Mais depuis l’année dernière, elle est aussi devenue le théâtre de quelques-unes des plus féroces batailles d’un conflit d’un autre ordre qui pourrait s’étendre bien au-delà des frontières maliennes : le combat contre l’expansion d’Al-Qaida sur le continent africain.

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Cette visite de presse devait être une célébration de la puissance de l’armée locale. Peu de temps après avoir apporté leur soutien militaire aux troupes maliennes, les soldats français se tenaient sur la place centrale de Gao, observant d’un œil amusé les Maliens faire visiter le champ de bataille aux reporters. Plusieurs gendarmes guidaient des journalistes dans le palais de justice de la ville, s’attachant à leur montrer autant de cadavres de djihadistes que possible. L’un des soldats a attiré notre attention sur une tête coupée qui gisait sur le sable. « C’était un Malien, d’après vous ? » ai-je demandé. Le gendarme l’a fait rouler avec son pied pour l’étudier. Du sang noir séché coulait de la bouche du cadavre. Une mouche s’est posée sur son nez. « Non, plutôt un Algérien ou un Nigérien », m’a répondu le gendarme, sourire aux lèvres. Dans la mairie, située à quelques mètres, les soldats nous ont ensuite montré une large traînée de sang qui s’étalait du mur au plafond, à côté d’un corps recroquevillé traînant dans les escaliers. « C’est un attentat suicide, ont-ils expliqué. Regardez, voilà sa tête. » On aurait plutôt dit un visage reposant sur le sol avec une expression perplexe, le crâne détruit par l’explosion. Un cameraman a délibérément choisi de ne pas le filmer. « Personne ne passerait ça à la télévision, m’a expliqué un reporter par la suite. Alors, à quoi bon ? »

Quelques jours avant cette sinistre excursion, je m’étais rendu au Mali pour mesurer les conséquences de l’intervention française. J’avais voyagé dans le désert pendant cinq jours avec un convoi militaire français de Bamako à Gao. Nous étions le premier convoi de ce genre à atteindre la ville. Au cours des six mois précédents, Al-Qaida et ses alliés locaux s’étaient emparés de la ville et avaient instauré une théocratie islamique, imposant la charia à coups de fouet et de couteau. Rapidement, les troupes françaises avaient repris la ville à l’aide d’avions de chasse et d’hélicoptères, et nous, journalistes, étions chargés de leur apporter de la nourriture, des bouteilles d’eau et des générateurs d’électricité : les tâches logistiques ingrates propres au déploiement d’une armée moderne. Au cours de notre traversée du Sahara, des villageois sont sortis de leurs huttes pour nous saluer, agitant des drapeaux tricolores et hurlant des « Vive la France ! » ou d’autres « Merci Paris ! » mais à l’approche de Gao, l’influence islamiste se faisait de plus en plus sentir. Là, j’ai vite découvert que les habitants ne partageaient pas tous cette vision enthousiaste des sauveurs français. La guerre a officiellement commencé en janvier 2012, quand une faction de rebelles touaregs s’est emparée de plusieurs grandes villes du Nord Mali avant de déclarer un État touareg indépendant, l’Azawad. Baptisée Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), cette organisation était censée agir en tant que groupe politique laïc, bien que la plupart des Touaregs soient des musulmans pratiquants – et ce, même si certains sont connus pour leur propension à boire et à baiser avec des prostituées. Rapidement, ils ont négocié un arrangement avec une poignée de groupes djihadistes qui officiaient également dans la région : le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), le groupe islamiste Ansar Dine ainsi qu’Al-Qaida au Maghreb islamique (la fameuse AQMI). À l’image de l’Afghanistan des années 1990, le nord du Mali a servi de cour de récré aux groupes terroristes les plus violents d’Afrique. Un endroit idéal pour fomenter le djihad, introduire de la cocaïne en Europe et échanger des otages occidentaux contre des rançons débiles. Bien que les Touaregs soient historiquement nomades, ça fait plus de cinquante ans qu’ils cherchent à régner sur un vrai territoire. Et à en croire l’accord passé entre le MNLA et les groupes djihadistes, ils étaient censés gouverner ensemble sur ce nouvel État : les islamistes devaient fournir des soldats aux Touaregs en échange de l’instauration de la loi islamique sur les territoires de l’Azawad. Mais après avoir officié en tant que co-gouverneurs des villes de Tombouctou, Kidal et Gao pendant plusieurs mois, les djihadistes se sont retournés contre leurs alliés laïques, virant le MNLA du pouvoir afin d’établir leurs propres émirats islamistes. Ansar Dine s’est emparé de Tombouctou et a banni la musique de la ville, tandis que Gao – plus grande ville du Sahara malien – a été prise par le MUJAO. Les commandants arabes à la tête des deux groupes ont vite marqué leur territoire en tranchant impitoyablement les mains des voleurs qui avaient le malheur de croiser leur chemin. La communauté internationale n’a pas réagi jusqu’au moment où les islamistes ont menacé de s’étendre au nord, puis sur la totalité du pays. Finalement, après plusieurs jours de réflexion, François Hollande a ordonné des attaques aériennes sur les camps djihadistes.
Le 12 janvier 2013, les premiers Transall français ont attaqué Gao en bombardant plusieurs sites stratégiques tel que le bureau de douane – base islamiste implantée en centre-ville – afin de démontrer le pouvoir écrasant de notre Armée de l’air. Les pilotes français ont préparé le terrain pour les troupes terrestres qui ont vite repris le contrôle de Gao et de Tombouctou, faisant fuir les djihadistes dans les montagnes, à l’extrême nord du pays. Ceux qui sont restés se sont fondus parmi la population locale, fomentant ce que l’armée française soupçonnait d’être une guérilla contre-offensive. Sur la route de Gao, la situation semblait stable tandis que les Français se contentaient d’endosser leur rôle de messies avec un enthousiasme à peine dissimulé. Tout semblait se dérouler à merveille et les officiers français du convoi avaient alors évité mes questions à propos d’une éventuelle insurrection. « C’est pas l’Afghanistan, ici, m’a dit l’un des capitaines. Les gens nous adorent. T’as vu comme ils nous saluent quand on passe ? » Peu après cette conversation, notre convoi a fait une halte nocturne imprévue. Des éclaireurs français avaient trouvé des engins explosifs improvisés sur la route, une tactique insurrectionnelle connue des troupes américaines du temps de leurs longues et sanglantes batailles contre leurs ennemis invisibles du Moyen-Orient. Ces bombes artisanales devaient être désamorcées en plein jour. Nous avons donc passé la nuit dans une base française, bercés par le ronronnement des véhicules blindés. L’espace de quelques secondes, on aurait pu croire que le Mali était encore une colonie. Tandis que nous préparions notre camp sous un ciel constellé d’étoiles, un jeune officier de la Légion étrangère est venu discuter avec nous. Il semblait heureux : ses hommes venaient de capturer un insurgé et l’avaient transporté vers le fort à l’arrière d’un Land Cruiser, ligoté comme un mouton. « Ce sont des lâches, ces djihadistes, a-t-il déclaré. Quand on les attrape, ils pleurent comme des enfants. Ce ne sont pas des guerriers comme les talibans. Quand on en chope un, mes hommes le maintiennent au sol et je lui pisse dessus. »

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Des soldats français déploient leurs véhicules et se préparent à attaquer le marché.

NNous sommes arrivés à Gao quelques jours plus tard. Si les djihadistes avaient quitté la ville, le drapeau noir d’Al-Qaida flottait encore. Affiché en lettres blanches, on pouvait lire le message suivant : BIENVENUE DANS L’ÉTAT ISLAMISTE DE GAO. De nombreuses pancartes louaient Abdel Hakim, émir du Gao et leader spirituel du MUJAO. Sur tous les ronds-points, on retrouvait les messages : « PORTEZ LE HIJAB », « SOUMETTEZ-VOUS À LA CHARIA » ou « COMBATTEZ LES INFIDÈLES ». Le lendemain, un groupe de gens du coin m’a emmené voir les tas de cendres noires étalées sur le sable de la Place de la Charia, un gros amas de poussière qui fait office de place principale de Gao. C’est ici que, quelques mois plus tôt, les islamistes avaient brûlé les possessions prétendument maléfiques des habitants – des CD, des cartes SIM, des télévisions et quelques cartouches de cigarettes. Ils m’ont ensuite conduit près d'un pilier de béton lacéré de coups de machette et agrémenté de taches de sang. « C’est ici qu’ils ont coupé les mains des voleurs, m’ont-ils expliqué. Sous nos yeux. » Un petit garçon s’est alors accroupi, ses bras entourant le pilier tandis que les autres reconstituaient la scène. La main droite d’abord, puis la gauche. Je leur ai demandé ce qu’ils avaient ressenti en voyant ça. Ils ont haussé les épaules. « Ce n’étaient pas non plus des anges, m’a dit l’un d’eux. C’étaient des voleurs, des sales gosses. » En réalité, je n’étais pas surpris d’apprendre qu’une majorité des citoyens avait accueilli les islamistes avec bienveillance. Le MNLA avait remporté des victoires crasseuses, vidé les fûts de tous les bars de la ville, violé femmes et enfants puis pillé toutes les maisons. En juin dernier, lorsque les citoyens de Gao se sont réunis pour manifester contre les Touaregs, le MNLA a riposté en tirant sur les manifestants. Le même jour, plusieurs djihadistes lançaient un putsch contre leurs alliés laïcs en s’emparant de la ville l’espace de quelques heures pour y rétablir l’ordre, en toute intransigeance. Parmi les gens que j’ai rencontrés, tous semblaient s’accorder sur le fait qu’il serait difficile de faire pire que le MNLA. Malgré son apparente brutalité, le MUJAO a fait de son mieux pour faire preuve d’humanité lors des amputations forcées. « Nous ne sommes pas des gens cruels ! » a dit leur dirigeant, Abdel Hakim, au seul chirurgien de la ville, le Dr Abdelaziz Maiga, lors de ma première rencontre avec celui-ci. « Nous ne voulons tuer personne, Dieu nous en préserve, a poursuivi Abdel Hakim. Nous voulons seulement appliquer la loi divine. » Pour mener à bien cette mission, il a demandé au docteur s’il accepterait de couper les mains des criminels anesthésiés dans un environnement aussi propre et chirurgical que possible. Abdelaziz a réfléchi un instant avant de refuser. « Comme vous voudrez », lui a répondu Abdel Hakim alors qu’il quittait le bureau. Quelques jours plus tard, il a passé un coup de fil à Abdelaziz, visiblement fier d’avoir trouvé une alternative. « C’est bon, a-t-il dit, nous n’avons plus besoin de vous, on a trouvé une solution. Dès qu’on leur coupe les mains, on plonge leurs moignons dans de l’huile bouillante pour cautériser la plaie. Ça marche très bien, on vient d’essayer sur trois voleurs. » Le jour suivant, les Patrouilleurs de Gao – un groupe de justiciers locaux fidèles au gouvernement malien – m’ont emmené dans une école maternelle où étaient cachées des munitions. Tandis que des gosses badinaient sur les balançoires, les Patrouilleurs ouvraient plusieurs coffres poussiéreux remplis de missiles russes. « On a trouvé ça ce matin, dans un abri terroriste juste à côté, m’a expliqué leur commandant. Chaque jour, on trouve quelque chose de nouveau : des fusils, des munitions, des explosifs. » De toute évidence, les djihadistes avaient entassé ces armes pour défendre Gao et reprendre la ville aux Français. Afin d’empêcher ça, les militaires maliens et leurs alliés nigérians ont encerclé la ville, installant des postes de contrôle à chaque entrée afin de fouiller et d’identifier tous les arrivants. Il était devenu impossible pour les rebelles d’introduire clandestinement des armes à Gao. Mais à en croire la quantité d’armes déjà présentes sur place, ils n’en avaient clairement pas besoin. L’armée découvrait progressivement que les villas abandonnées de Gao contenaient des armes qui n’attendaient que d’être cueillies par des infiltrés ou des habitants du coin – et pourquoi pas, d’être utilisées contre l’armée française.

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Des troupes françaises se retirent du marché avant que les hélicoptères ne mitraillent les derniers survivants djihadistes.

Une semaine plus tard, j’ai quitté Gao pour monter une vidéo dans le confort de Bamako, dont la région n’a jamais été touchée par la guerre civile. Évidemment, les rebelles ont choisi le jour de mon arrivée à Bamako pour attaquer Gao. Les journalistes restants ont déclaré que des moudjahidin vêtus de noir avaient attaqué le centre-ville, occupé le commissariat et tiré sur les soldats maliens depuis les toits. Pendant ce temps, des hélicoptères français survolaient les rues et lançaient des roquettes en direction du commissariat occupé par les rebelles jusqu’à ce qu'ils capitulent. Deux heures plus tard, les djihadistes repartaient dans la campagne. Une semaine plus tard, je suis revenu à Gao avec un autre convoi français – cette fois-ci, des soldats d’infanterie lourdement équipés, signe que les généraux s’attendaient à retrouver une ville difficile. Depuis leur base à l’est de l’aéroport, les forces françaises contrôlaient la ville et ses environs. Ils venaient également de fermer le bras de terre reliant la ville aux périphéries désertiques. La récente attaque témoignait de ce que les officiers français craignaient depuis le début : les alentours de Gao et le nord du Mali étaient toujours occupés par les insurgés. Selon un sergent français, les rebelles locaux connaissent bien le pays. La nuit, ils sortent pour disséminer des bombes artisanales sur les routes. Le jour, ils étudient scrupuleusement les déplacements des convois français. « On se croirait en Afghanistan », m’a dit le sergent, étendant le bras vers le paysage désertique. « La seule différence, c’est qu’il y a moins de montagnes. » Plus menaçant, un journaliste malien qui venait de communiquer avec les factions rebelles, a fait écho à cette réflexion : « Vous, les Français, les journalistes, quand vous vous promenez à Gao et à travers les villages, vous ne voyez pas le MUJAO. Mais sachez que le MUJAO vous voit, avait-il déclaré en souriant. Le MUJAO vous surveille. Tu comprends ? » Les Français étant regroupés dans l’aéroport de Gao, c’était l’armée malienne qui devait détruire les cellules dormantes du MUJAO. L’idée avait l’air OK : donner à la guerre des airs d’intervention malienne permettrait aux forces locales d’acquérir l’expérience contre-insurrectionnelle qui leur serait nécessaire quand les Français viendraient à se retirer – tout en évitant à l’opération de trop ressembler à une occupation. En pratique, cette idée s’est avérée moins bonne. Les forces maliennes sont composées de membres de tribus du sud du pays, comme en attestent leurs paquetages remplis de grigris. De fait, leur connaissance de la population de Gao est extrêmement limitée. En revenant en ville, j’ai découvert que leur « contrôle de la zone » consistait à détenir en cellule des Touaregs coupables de s’être approchés trop près des installations militaires. « Au moins quand le MUJAO était là, on n’avait pas à subir toutes ces fouilles et tous ces postes de contrôle », m’a confié un commerçant à l’ombre de son store. « Eux aussi cherchaient les armes, mais ils ne nous retenaient pas des heures sans raison. Et surtout, les affaires étaient bonnes. » Je lui ai dit que leur situation sous le règne des islamistes paraissait presque agréable à vivre. « Je n’irais pas jusque-là, mais bon. Le MUJAO était réglo. » Deux jours plus tard, j’ai posé quelques questions à un homme qui s’était fait amputer sur la Place de la Charia. Il m’a raconté des histoires horribles, aussi douteuses que contradictoires, dans lesquelles il se décrivait comme un simple voleur pris sur le fait. Pendant qu’il me déroulait son récit, un homme d’affaires élégamment habillé s’est mis à crier : « Si tu n’étais pas un putain de voleur, tu aurais encore tes deux mains. Voilà ce qui arrive ! »

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Des soldats français prennent position sur la place de la Charia à Gao, qui fut le théâtre des amputations punitives du MUJAO.

Au cours de la semaine suivante, j’ai accompagné les patrouilles maliennes qui fouillaient les maisons abandonnées du centre-ville. Notre butin quotidien était terrifiant : des propulseurs fabriqués en Russie et des bombes artisanales faites de bouteilles de gaz et d’explosifs – une seule aurait suffi à faire sauter l’un de nos blindés. Le plus inquiétant tient dans le fait que les Maliens, avertis de l’existence de ces cachettes, n’avaient pas prévenu l’armée française. Mais, même s’ils avaient été alertés, les Français n’auraient pas eu suffisamment de matériel de déminage pour tout dégager. Les équipes de démineurs se trouvaient toutes dans les montagnes à l’extrême nord du pays, cherchant à capturer les membres d’Al-Qaida dans la dernière enclave malienne du Maghreb islamique. Les troupes basées à Gao se trouvaient ainsi dans l’incapacité de se débarrasser des multiples EEI – engins explosifs improvisés. Quelques jours plus tard, vers minuit, j’ai été réveillé par une explosion. À quelques kilomètres de Gao, le long des rives du Niger, se trouvent les villages de Kadji et Bouren, les deux bastions islamistes que l’armée française devait sécuriser. À la faveur de la nuit, un commando djihadiste était parti de Kadji en pirogue et avait navigué en silence, évitant les multiples postes de contrôle. Des kamikazes se sont introduits dans Gao et ont fait sauter les grands immeubles de la ville – notamment la mairie et le palais de justice – avant d'être rejoints par leurs alliés. Les Maliens se sont déployés dans le centre-ville et ont patiemment attendu le lever du soleil. Chacun avait eu la même prémonition : cette bataille serait la plus violente depuis le début de la guerre. Après une nuit agitée, je me suis engouffré dans un pick-up malien avec une poignée de soldats anxieux en direction du centre-ville ; là, une pluie de coups de feu se faisait déjà entendre. La situation était confuse : les Maliens savaient que les forces du MUJAO étaient de retour en ville, mais ignoraient leur position de même que leurs effectifs. Nous avons été accueillis par des tirs de snipers, jusqu’à ce que notre commandant déploie un vieux véhicule blindé pour détruire le mur du palais de justice. Alors que les portes en métal cédaient sous le poids du véhicule, la mitraillette crachait une pluie de balles. Nous espérions une riposte, elle est vite arrivée ; les tirs ont fusé vers nous et nous ont contraints à revenir nous protéger. Le commandant a alors demandé à une équipe localisée dans un bureau de poste de l’autre côté du palais de justice d’éliminer les snipers, après quoi ils pourraient se positionner en face des djihadistes. J’ai suivi cinq soldats alors qu’ils montaient les escaliers de l’immeuble, la sueur dégoulinant de leurs visages inquiets. Ils ont ouvert les portes en tirant et ont ratissé les pièces une par une, réalisant, déçus, que le bâtiment était vide. « Sur le toit », a dit l’un des soldats. Nous nous sommes précipités dans les escaliers, avons fait irruption en haut du bâtiment et fait signe aux soldats maliens dans la rue en contrebas. Ils ont répondu par des tirs de mitraillette avant de réaliser que nous étions du même bord.

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Un enfant djihadiste, abattu au combat par un soldat Français.

Nous avons rampé sur le toit et les Maliens se sont mis à mitrailler des rafales imprécises en direction des djihadistes qui nous tiraient dessus par intermittence. Durant 30 minutes, les troupes maliennes ont pilonné la cour, livrant une démonstration de puissance plus enthousiaste que précise. Les djihadistes répondaient par des tirs ciblés. Moins nombreux et moins armés, ils étaient beaucoup plus disciplinés que nos alliés maliens. Un caporal en surpoids nous a rejoints sur le toit afin de reprendre le commandement, la raie des fesses dépassant élégamment de son pantalon. Les Maliens n’avaient pas de talkie-walkie. Le caporal s’est entretenu avec son supérieur via son téléphone portable – tout en continuant de tirer en direction de la cour avec sa Kalachnikov, qu’il tenait d’une main. Après une brève pause cigarette, nous sommes ressortis en vitesse pour nous approcher du tribunal. Le caporal avait un plan que le commandant a été forcé d’écouter. « Où est le commandant ? » a crié le caporal. « Il est où, bordel ? » Quand il l’a trouvé, le caporal a attrapé son supérieur par le bras et lui a hurlé qu’il fallait détruire les murs du tribunal avec les voitures blindées pour être en mesure d’y pénétrer. « Il me faut une permission d’abord », lui a répondu le commandant, plaintif. Le caporal a répliqué par un cri suivi d’insultes. Puis, le commandant a été touché à la jambe. Alors qu’il hurlait, étendu dans la poussière, le caporal a ordonné à tous ses soldats de contre-attaquer comme si c’était leur dernier jour sur Terre. J’ai couru jusqu’au mur qui séparait les Maliens des djihadistes. Une douzaine d’hommes se relayaient pour vider leurs chargeurs : ils ne touchaient rien mais avaient l’air de s’amuser. Alors qu’une voiture blindée roulait en direction des djihadistes, nous nous sommes retranchés 50 mètres plus loin pour recharger. Les balles des djihadistes sifflaient à nouveau au-dessus de nos têtes tandis que les Maliens déversaient une nouvelle pluie de coups de feu, se tenant parfois dans les rues, debout, sans la moindre protection. La voiture blindée a pulvérisé le mur et a reculé. Des balles ont ricoché sur son léger blindage. De notre côté, la rafale de coups de feu s’est soudain calmée : les Maliens s’échangeaient des clopes, fouillaient leurs poches en quête de chargeurs et débattaient sur la prochaine manœuvre. Leur plan hasardeux consistait à se précipiter dans la cour à toute allure puis à tirer ; ils ont abandonné ce plan après avoir essuyé à plusieurs reprises les salves des djihadistes. Au bout de quatre heures de combat, l’armée malienne était à court de munitions. Ils n’avaient pas avancé. Il était temps pour les forces françaises de voler à leur secours. Les blindés de la 92e infanterie nous ont rejoints dans un magnifique tintamarre. Couverts par les soldats, nous nous sommes avancés en direction du mur arrière du tribunal jouxtant le marché de Gao. Les portes arrière se sont ouvertes et les hommes de l’infanterie se sont élancés hors du véhicule en balayant les islamistes de courtes rafales de fusils, canons et roquettes, tandis que les Maliens se reposaient derrière un mur et profitaient du spectacle. J’étais venu à Gao avec ces types – des hommes trapus qui parlaient de saucisson avec un fort accent du sud et qui dissimulaient des ballons de rugby dans leurs véhicules blindés. À présent, je les suivais dans les allées du marché pour faire le travail des Maliens. Ils observaient attentivement les colonnades, tirant par salves sur les fenêtres ouvertes au-dessus de nous, puis se sont glissés dans le marché désert. Un énorme caporal polynésien a jeté un œil dans la lunette de son fusil infrarouge pour étudier la ruelle. À dix mètres de nous, un djihadiste a sauté d’un étal et a pointé son arme vers nous. Le caporal l’a froidement abattu. Pendant dix minutes, alors que l’infanterie toulousaine débarrassait la ville des derniers djihadistes, nous avons regardé la victime du caporal agoniser, avant d'être achevée par un Français compatissant. Il devait avoir dans les 15 ans. Il n’avait même pas de quoi se faire pousser la barbe. Mais c’était lui ou nous. Il avait conscience des risques. Peut-être désirait-il mourir en martyr – c’était chose faite.

La jambe d'un kamikaze, traînée dans la rue par un chien errant.

Le lendemain, après une autre défaite des djihadistes, des soldats français et maliens accompagnés de policiers sont revenus compter les morts. Je suis allé près du cadavre du gamin que j’avais vu mourir la veille. Du sang noir séchait sur ses lèvres. Des oiseaux gazouillaient paisiblement dans les arbres qui nous entouraient, les feuilles agitées par une brise légère. Des mouches aux ailes irisées s'ébattaient sur son visage. Je me suis assis par terre et je l’ai longuement contemplé. Le préfet de police a fini par me rejoindre, flanqué de son cortège. Un grand type qui portait un survêtement Chelsea F.C. a pris le gosse en photo avant d’annoncer : « Ça en fait 13 au total. » Le préfet de police a poussé un grognement évasif. « Il y a d’autres cadavres derrière », m’a indiqué un officier. « Non merci, ai-je répondu. Je pense que j’ai eu ma dose. » Une douzaine de djihadistes, pour la plupart des enfants, avaient retenu une centaine de soldats maliens pendant un jour entier jusqu’à ce que l’armée française soit contrainte d’intervenir. Le centre-ville n’était plus qu’un tas de ruines. À rebours des discours du Quai d’Orsay et malgré le retour des premiers soldats français, il me semble aujourd’hui à peu près certain que l’armée nationale n’est pas près de rentrer au bercail.