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Vie lunaire

Des compagnies sont prêtes pour la construction de villages sur la Lune, mais les lois non

Des agences spatiales et des compagnies conçoivent des concepts de villages lunaires. À terme, quels systèmes légal, économique et social devraient s’y appliquer?
Image: European Space Agency

Cet article a d'abord été publié sur Motherboard.

À l’International Space Development Conference de 2018, en mai dernier, Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon et de Blue Origin, a présenté sa vision de l’expansion humaine dans le système solaire.

On l’y a invité pour lui décerner le prix Gerard K. O’Neill Memorial, soulignant la promotion de la colonisation de l’espace et nommé en l’honneur du physicien qui a créé de nombreux concepts d’exploration spatiale. Sur place, Jeff Bezos a parlé d’une perspective globale de l’avenir des vols spatiaux et affirmé qu’il fallait « quitter la Terre pour la sauver ».

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Et il a ajouté une nouvelle pièce à ce puzzle : la colonisation lunaire. Il s’est ainsi placé au centre d’une fascination croissante pour la Lune et une forte économie cislunaire.

En entrevue avec le journaliste Alan Boyle, il a expliqué que la clé du développement cislunaire, c’est un système de transport qui réduirait le coût d’acheminement des matériaux. « On a proposé ce qu’on a appelé Blue Moon, a-t-il annoncé. On pourrait construire un cargo spatial qui transporterait cinq tonnes de fret jusqu’à la surface lunaire et atterrirait avec douceur, précision et contrôle. Et en passant, on le fera même si la NASA ne le fait pas. On le fera un jour. Mais on pourrait le faire beaucoup plus rapidement s’il y avait un partenariat. »

La NASA prévoit de retourner sur la Lune et de construire une station spatiale passerelle dans l’orbite lunaire, et plusieurs groupes, dont la New York Space Alliance (NYSA), ont commencé à faire valoir les avantages d’une économie cislunaire. L’Agence spatiale européenne planifie également la construction d’un « village lunaire » international.

L’affirmation de Jeff Bezos, désinvolte, soulève la question du juste équilibre entre le public et le privé dans le système solaire. Il a les ressources pour financer sa propre mission sur la Lune, voire au-delà, mais est-ce que c’est ce que l’on veut? Est-ce que la première communauté lunaire devrait être la propriété d’une compagnie?

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Les mots sont importants pour donner forme à de nouvelles idées, et je pense que l’on a besoin d’un terme autre que cislunaire ou système Terre-Lune pour décrire la relation unique entre la Terre et son satellite. Je vais utiliser le terme Terraluna pour cet article. Il rend compte du fait que la Terre et son très gros satellite sont intimement liés l’un à l’autre et relativement proche, à l’échelle cosmique.

Cette proximité incite des gens à voir la Lune comme un autre continent ou une banlieue de la Terre. Elle pourrait bien devenir l’habitat d’humains, peut-être même de beaucoup d’entre nous, dans l’avenir. Comme c’est le cas pour tant d’autres questions entourant le développement du système solaire, il n’y a pas de politique ou de cadre juridique de la colonisation de la Lune.

Au cours de l’histoire, on a souvent établi des « villes-entreprises » dans les nouvelles contrées. Ces communautés commerciales pouvaient devenir temporairement riches, mais la centralisation des pouvoirs dans les mains du ou des directeurs de l’entreprise présentait des inconvénients.

Les magnats comme le baron des chemins de fer George Pullman, qui a fait bâtir la ville de Pullman en Illinois dans les années 1880, ont dirigé ces villes de manière paternaliste. L’isolement des villes-entreprises jouait contre les travailleurs, qui étaient poussés à s’endetter et vivaient dans des conditions misérables en raison du manque de possibilités dans les alentours.

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On pourrait aussi se demander si l’on peut tirer des leçons de ces communautés commerciales du passé pour le présent et l’avenir sur la Lune. Bien qu’elle soit proche de la Terre à l’échelle cosmique — seulement 384 400 kilomètres —, elle est relativement loin. Est-ce que les problèmes qu’ont vécus les citoyens de Pullman pourraient se reproduire dans une ville-entreprise sur la Lune? C’est certainement possible.

J’ai parlé à Sidney Nakahodo, un conférencier de la faculté des affaires publiques et internationales de l’Université de Columbia et le cofondateur de la New York Space Alliance. Si des êtres humains vivaient dans Terraluna, il soutient qu’ils délaisseraient les systèmes économiques et sociaux traditionnels, et expérimenteraient.

Il a donné en exemple un précédent, le Mayflower Compact, un pacte signé par l’un des premiers groupes de colons britanniques qui ont traversé l’Atlantique et se sont établis dans ce qu’ils ont appelé le Nouveau Monde au début du 16e siècle. Si les colons sont restés des sujets de la reine pendant 150 ans, ils se sont un jour rebellés et ont créé une nouvelle forme de gouvernement. Rejetant la monarchie, ils ont établi une démocratie représentative.

À quel cadre juridique sera soumis le développement de l’économie et de la société de Terraluna? Pour le moment, on ne le sait pas. Imaginons, par exemple, que l’Agence spatiale européenne réussisse à bâtir un village lunaire international et que Blue Origin établisse une société commerciale florissante non loin de là. Imaginons aussi que, de l’autre côté de la Lune, la Chine crée une aire de ravitaillement majeure pour ses missions plus loin dans l’espace.

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Le seul texte de loi international qui puisse servir de base pour répondre à cette question, c’est le traité de l’espace, ratifié par plus de 100 pays en 1967, en supposant qu’il reste en vigueur. Ce traité interdit à toute nation de revendiquer la propriété de la Lune ou des parties de celle-ci, et atteste que « les pays sont responsables de leurs activités spatiales nationales, qu’elles soient menées par des organismes gouvernementaux ou des entités non gouvernementales ».

On croit pouvoir en déduire que, si un crime était commis sur le territoire de Blue Origin dans Terraluna, la loi américaine s’appliquerait, étant donné qu’il s’agit d’une société américaine. Et les lois de l’Union européenne s’appliqueraient dans le cas d’un crime commis dans son village. Ce serait une reproduction du système juridique à bord de la station spatiale internationale : les astronautes sont principalement soumis aux lois de leur propre pays et les modules de la station sont considérés comme des ambassades.

De même, la croissance et le développement économiques pourraient être régis par divers cadres juridiques. Mais l’histoire nous a montré qu’une mosaïque de législations et de réglementations causerait des frustrations, qui conduiraient à de nouvelles ententes politiques et économiques dans Terraluna.

« Je pense que la Lune deviendra un lieu d’expérimentation, non seulement économique, mais aussi social et politique, m’a dit Sidney Nakahodo. Ce pourrait être un environnement où nous ferions l’expérience d’une véritable démocratie directe, par exemple. Ou nous pourrions utiliser l’intelligence artificielle pour la gouvernance. »

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Je lui ai demandé jusqu’à quel point le pouvoir pourrait être délégué à une intelligence artificielle. « Je ne voudrais pas que ça devienne un système totalitaire, mais une intelligence artificielle dotée d’une grande autonomie pourrait être utile pour améliorer la prise de décision humaine. Il n’y aura pas une grande marge d’erreur sur la Lune. »

Entre-temps, la New York Space Agency fait tout ce qui est en son pouvoir pour concrétiser sa vision d’une forte économie cislunaire, et d’autres voix commencent à se faire entendre au sujet de la meilleure voie à suivre pour développer Terraluna.

La Lune a été décrite comme « le huitième continent de la Terre », m’a dit Dylan Taylor, investisseur en capital risque, philanthrope de l’exploration spatiale et fondateur de Space for Humanity. « À bien des égards, c’est vrai, mais ça ne répond pas à la question politique : “Quel est le bon équilibre entre le public et le privé pour le développement sur la Lune?” Comme dans l’exploration sur Terre jusqu’à aujourd’hui, le commerce devrait entraîner la colonisation, a-t-il poursuivi. Les missions Apollo sur la Lune ont été très importantes pour montrer la détermination des humains, mais elles n’ont pas posé les bases d’un commerce durable. »

Bien qu’il pense que l’entreprise privée jouera un rôle majeur dans l’évolution de Terraluna, il dit que ça ne devrait pas exclure l’engagement du gouvernement. La NASA semble d’accord, après avoir donné un contrat à Blue Origin pour la fabrication d’un module lunaire, qui n’est pas différent du système décrit par Jeff Bezos à l’ISDC.

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Ceux qui s’intéressent depuis longtemps à l’exploration spatiale s’entendent généralement sur le fait que New Space et la participation de plusieurs milliardaires à l’expansion de l’humanité dans le système solaire sont nécessaires pour que cette grande aventure atteigne la vitesse de libération. Beaucoup applaudissent également la vision de Jeff Bezos, jugée positive, car elle s’inscrit dans la vision optimiste de l’avenir de l’humanité de Gerard K. O’Neill.

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Cependant, nous devons également discuter à l’échelle mondiale des lois, de l’éthique, de la gouvernance et de nombreux autres aspects de Terraluna, parce que ce qui sera fait créera un précédent sur lequel sera basé tout ce qui suivra, si l’humanité migre au-delà de la Terre.

Nous, citoyens de la Terre, avons encore le temps d’aborder cet enjeu critique. Et le résultat pourrait avoir des conséquences sur nos descendants pour les siècles à venir.

Frank White est l’auteur de The Overview Effect: Space Exploration and Human Evolution et un commentateur spécialisé dans l’avenir de l’exploration spatiale.