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LE NUMÉRO FICTION 2010

Un monde meilleur

Blake Bailey est l’auteur de Cheever: A Life, paru en mars dernier aux éditions Knopf. Son bouquin précédent, Honesty: The Life and Work of Richard Yates...

Blake Bailey est l’auteur de Cheever: A Life, paru en mars dernier aux éditions Knopf. Son bouquin précédent, Honesty: The Life and Work of Richard Yates, a fait partie des nominés du National Book Critics Circle Award. À propos de l’histoire qui va suivre, Blake nous a dit : « Comme le frère du narrateur, Todd, mon propre frère prenait beaucoup de drogue et a fini par se suicider en prison. Il avait aussi un sens de l’humour formidable, et c’est l’une des choses qui me manquent le plus chez lui. Les autres éléments de l’histoire, je préfère les voir comme de la fiction, plus ou moins. » « En ce moment je travaille à une biographie de Charles Jackson – l’auteur du Poison (The Lost Weekend) –, qui était un homme très doux, et un addict avéré. Revenir sur l’histoire de mon frère est peut-être une manière de prendre du recul par rapport à tout cela. » Devenus adultes, Todd et moi n’avions plus grand-chose en commun à part la famille, du coup c’est ce dont on discutait d’habitude ; la seconde femme de notre père, Martha, était une névrosée coincée qui avait fini par nous jeter dans les profondeurs obscures du monde extérieur – Todd l’ex-marine criminel et moi, le bon fils, un professeur tout ce qu’il y a de convenable. Alors habituellement, on s’asseyait et on échangeait des anecdotes du passé sur son degré de connerie. J’essayais aussi de lui poser des questions sur les drogues qu’il prenait, et il se penchait en arrière en me lançant un regard furieux, feignant le reproche. Un jour, on buvait ensemble Todd et moi – pour la énième fois, sa vie avait pris une tournure pourrie –, et il eut un regard triomphant en décrétant : « Je pourrai toujours compter sur Ma. » En cela, il s’avéra plus prescient que moi. Peu après, il perdit un des jobs de la longue liste de ses jobs de merde et plia la voiture d’un ami en conduisant bourré (sa voiture à lui – une vieille BMW que notre père lui avait donnée il y avait un bout de temps – était en réparation). Il atterrit à l’hôpital avec une mauvaise blessure à la tête, et notre mère, bourrue, endurante, compatissante, déclara à cette occasion qu’elle en avait fini avec ce trou du cul, mais un mois plus tard il vivait chez elle. « Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? », me dit-elle, catastrophée. « Il est si décharné ! Sa peau est grise ! Il va mourir si je ne l’aide pas. » « Eh bien qu’il meure ! » « Ne dis pas ça. Tu ne veux pas que ça arrive. » « Qu’il meure. Plutôt lui que toi ! » Mais elle ne voulait pas qu’il meure. Todd fit sa convalescence sur son canapé, tranquillement, il semblait à peine la remarquer. Il n’allait jamais nulle part parce qu’il n’avait nulle part où aller. À cette époque, sa tarée de petite amie – une femme vaguement arabe nommée Zhila – refusait de le voir, et une grosse provision de médicaments antidouleur lui faisait passer l’envie de faire les seuls achats qu’il était susceptible de faire. Il se levait uniquement pour aller aux toilettes et semblait heureux de rester couché là, aussi longtemps que certains de ses besoins étaient satisfaits. Même ma mère ne pouvait plus le supporter ; Todd était l’incarnation olivâtre de tout ce qui avait mal tourné dans sa vie. Au bout d’une semaine ou deux, elle lui demanda de partir. « Pourquoi ? », demanda-t-il, confusément blessé. « C’est juste que tu es trop déprimant, Todd. » « Pourquoi ? » « Va à l’hôpital ! Tu as besoin d’aide ! » « J’ai aucun problème, moi. » Mais finalement, il partit. Aussi longtemps que ses affaires restaient dans l’abri de jardin de ma mère, et qu’elle lui fournissait une adresse postale pour son courrier (des magazines comme Tiger Beat et Stereo Review, de nombreuses factures impayées, son chèque mensuel de pension d’invalidité de la part du ministère des Anciens Combattants, pour ses blessures au cou et au dos, et des brochures motivationnelles avec des titres comme Quinze minutes pour changer votre vie ! qui continuèrent d’affluer année après année), il savait que les bonnes raisons de revenir ne manquaient pas. Un jour, il se pointa pour demander de l’argent. Il avait besoin de 100 dollars pour tenir jusqu’à la fin du mois, et comme il devait déjà un bon paquet de fric à ma mère et qu’il paraissait s’être fait à l’idée qu’elle ne lui en prêterait pas plus tant qu’il ne ferait pas un effort pour rembourser ses dettes, il lui proposa de lui rédiger un chèque postdaté. Il laissa entendre avec une certaine forme de fierté qu’il faisait des économies en vivant dans sa voiture ; les 100 dollars étaient d’ailleurs destinés à des réparations mineures. C’était une vieille voiture. En fait de discours, un bavardage mono­tone, comme s’il avait mille fois répété son boniment et qu’il était impatient de nous le servir. Il donnait l’impression de voir au travers de ma mère, de ne distinguer que l’argent, l’argent et ce qu’il voulait acheter avec. Elle savait qu’il ne partirait pas sans ses 100 dollars, et le plus important, c’était qu’il quitte les lieux. Elle devait aller retirer de l’argent, lui dit-elle, avant de lui suggérer de faire comme chez lui en attendant – de se faire un casse-croûte –, mais il préféra la suivre en voiture. De la maison de ma mère, dans la campagne, au distributeur le plus proche, il devait y avoir une quinzaine de kilomètres, et Todd resta à moins d’un mètre de son pare-chocs arrière pendant tout le trajet. Le grondement de son autoradio rendait tout cela encore plus menaçant, c’était comme se faire rattraper par un tsunami. Aux feux rouges, ma mère brandissait le poing en direction de Todd, articulait silencieusement des obscénités, en appelait à sa croyance en une divinité bienveillante, mais elle n’obtenait en réponse qu’un regard vide, fixe et déterminé. Enfin, ils parvinrent au distributeur. Ma mère retira ce qu’il lui fallait, se gara et jaillit près de mon frère, assis dans sa BMW. « Est-ce que tu as perdu la tête ? Tu voulais nous tuer ? » Todd médita là-dessus. « Je suppose que je ne suis qu’un infâme taré », dit-il. « Mais regarde-toi ! » Elle se pencha à l’intérieur de la voiture pour ajuster le rétroviseur central ; Todd lui fit le plaisir de s’observer ­longuement, inclinant la tête de côté, rempli d’une vieille affection. « Tu as besoin d’aide ! Va aux Anciens Combattants ! » Il baissa les yeux et soupira. « Tu as raison. Je vais faire ça. » « Tu ne peux pas continuer comme ça ! » « Je sais. Tu as raison. » Elle lui tendit l’argent. « Promis ? » Il remua la tête comme un petit garçon sur le point de pleurer. Elle l’embrassa sur la joue – trop cireuse même pour supporter des boutons – et lui demanda de l’appeler plus tard. Deux ou trois semaines plus tard, Todd l’appela de la prison du comté. La police l’avait trouvé endormi dans sa voiture, juste devant un repaire à crack (je me plais à imaginer que ce genre d’endroit possède une enseigne à cet effet) ; il y avait de la drogue dans la voiture et ainsi de suite. Cependant, tout se serait mieux passé si Todd s’était ­montré coopératif, mais je compris qu’il avait résisté énergiquement, ce qui lui valut trois ans de prison. C’est à cette période que le chèque postdaté qu’il avait fait à ma mère fut refusé. Derrière la maison de ma grand-mère, à Vinita, dans l’Oklahoma, il y avait une affreuse salle lambrissée qui avait pu servir de véranda, à un moment. Mon grand-père, mort depuis des années, y était allé une fois pour boire en paix ; enfants, Todd et moi dormions dans cette pièce quand on allait chez eux. Une nuit, mon frère me confia qu’il vivait dans deux dimensions séparées. Celle, présente, que je connaissais. Dans l’autre, sa famille était différente, bien plus enthousiaste, sans petit frère. Il me l’avait décrite en détail. Je crois qu’il se targuait de ce que cette famille était plus ou moins l’opposée de celle qu’on partageait : ses parents étaient blonds comme lui (mes parents et moi étions bruns), disposés à l’embarquer dans leurs voyages (plutôt que de le larguer à Vinita), en un mot entièrement dévoués à lui. Les larmes lui montaient aux yeux pendant qu’il parlait, alors que la notion de tout ce qui lui manquait dans le présent le submergeait. Je me suis mis à pleurer moi aussi. Non que je ­ressentisse de la rancœur vis-à-vis de mes parents, ou de la dimension présente en général – ce n’était pas le cas – mais parce que j’avais eu une prémonition fugitive de ce qu’allait être la vie de mon frère. À la suite de son arrestation devant le repaire à crack, Todd se mit à ressasser le procès qu’il allait faire à la police d’Oklahoma City. « Ça va rentrer dans le dossier pour mon procès ! », aimait-il à dire, se surnommant lui-même le « Rodney King blanc ». Ses velléités chimériques semblaient l’amuser, mais dans le même temps il était plutôt sérieux. Au début, Todd se fit incarcérer dans une prison de basse sécurité. Il fut même autorisé à tenir une sorte de cours de littérature, vu qu’on avait remarqué qu’il lisait beaucoup (des magazines et des ouvrages de la bibliothèque relatifs à son procès) et qu’il savait se servir des mots. Plus souvent qu’à son tour, sa grande gueule lui causait des ennuis : il était difficile de savoir qui le détestait le plus des geôliers ou des détenus ; ce qui était certain, c’est que de nombreux rapports furent rédigés sur lui, et éventuellement, quelqu’un mit le feu à ses cheveux pendant son sommeil. Après ça, on le transféra dans un autre quartier, de moyenne sécurité, où ma mère et moi allâmes le voir. C’était un endroit sinistre. On nous fit rentrer dans une cage de détention provisoire, à l’extérieur de l’enceinte de la prison, et attendre devant une caméra de surveillance pendant qu’on vérifiait notre identité ; puis, après une fouille minutieuse, on nous conduisit à l’intérieur d’une cafétéria lugubre, où, les jours de visite, les prisonniers pouvaient rencontrer leur famille. Ma mère avait apporté un déjeuner élaboré, et nous passâmes les minutes suivantes à ouvrir des Tupperware variés et à arranger toutes les assiettes. Nous attendîmes, assis, dans cette atmosphère crasseuse, que mon frère finisse par apparaître en même temps qu’une masse d’autres détenus qui se dispersèrent aux tables d’êtres chers.

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Todd me donna une accolade brutale, pressant ma tête contre son torse musclé et osseux. « Regarde-toi ! », dit-il, se reculant pour me contempler. « Mon Dieu, il est presque aussi beau que moi ! »

En s’asseyant pour manger, ma mère fit une remarque sur Todd (comme s’il était sourd, ou absent) : « Je crois qu’il n’est plus aussi beau qu’avant. Tu en penses quoi ? » Son intonation signifiait que la remarque pouvait pour le moins faire débat et que c’était à moi de trancher, dans un sens ou dans l’autre. J’ai regardé Todd – mâchonnant, placide, dans l’attente de mon verdict, pour le meilleur comme pour le pire. « Je le trouve pas trop mal », dis-je. « Tout bien pesé. » « Tu vois ? », dit Todd. « Éternellement jeune. » Il persistait dans son grignotage exigeant et sans fin, déposant parfois, sur une assiette à côté, un morceau de gras mastiqué. Je m’aperçus qu’il se dégarnissait au niveau des tempes et sur le dessus aussi (ou peut-être que c’était l’endroit où ils avaient mis le feu à ses cheveux). Son front était parsemé de petits cratères irréguliers que j’avais pris pour des cicatrices d’acné, mais Todd m’expliqua que ça provenait de coups de boule. Après le déjeuner, nous fûmes rassemblés dehors, on avait le choix entre s’asseoir à des tables de pique-nique ou errer sur le gazon. D’une façon ou d’une autre, on réussit à mettre la main sur un ballon à moitié dégonflé, et on se fit quelques passes avant de rejoindre notre mère assise à l’une des tables ombragées. Elle écoutait notre conversation d’une manière abstraite, comme si elle essayait de nous imaginer quand nous étions gamins. Pendant un moment, Todd ne parla que de son procès – plaisantant à moitié, mais en même temps terriblement sérieux – puis il écarta abruptement le sujet pour se concentrer tout entier sur moi. Il voulait connaître le moindre détail de ma vie, ou du moins autant que je pouvais lui en donner dans cette dernière demie heure qui nous était impartie : comment j’avais rencontré ma petite amie ? On avait couché ensemble dès le premier soir ? Combien je gagnais en étant prof ? C’était difficile de se faire certifier ? Je conduisais quel genre de voiture en ce moment ? Puis ce fut l’heure de partir. « Bon, Todd – » « Bon – » Et il me serra dans ses bras, et comme il relâchait sa pression, il me donna une claque dans le dos un peu trop forte. Il n’a plus voulu lâcher ma mère pendant un certain temps ; il s’était mis à pleurer et il ne voulait pas que les autres le voient. Enfin, il s’essuya les yeux sur son épaule, l’un après l’autre, et murmura un au revoir dans un soupir. De l’autre côté de la porte en Plexiglas fermée à clé, nous nous retournâmes pour le saluer ; il parvint à nous adresser un sourire débonnaire, sautillant légèrement sur les demi-pointes. Quand Todd sortit de prison, il emménagea chez ma mère pendant plusieurs mois, mais ça ne se passa pas bien. Ils avaient fait un marché : il n’avait pas le droit de boire plus de deux bières par jour, et allait devoir participer aux frais en faisant des petits boulots comme nourrir les animaux, repeindre des granges, désherber le jardin – ce genre de trucs. Ça fonctionna une semaine ou deux, puis plus ; deux bières devinrent trois bières, et ainsi de suite à partir de là. Une nuit, ­bourré, il agressa notre mère, et quand je rentrai à la maison à Noël et que je fis en sorte que la police le fasse quitter les lieux, il menaça de me tuer. Bien évidemment, on avait peur de quand il sortirait. Il avait l’air capable de tout. Ma mère continuait à répondre à ses appels et pouvait garantir qu’il formait de sombres desseins contre moi, mon père et notre belle-mère, Martha (avec laquelle je m’étais enfin réconcilié : telle était notre solidarité face à Todd). Assez curieusement, depuis de nombreuses années, mon frère se voyait bien en chrétien évangéliste, et à chaque fois qu’il faisait allusion au fait de nous tuer ou de nous blesser, ma mère lui objectait : « À Moi la vengeance, dit le Seigneur », ou alors : « Tends l’autre joue ! » – bien que dans le cas de Todd, les Écritures à proprement parler n’eussent pas beaucoup d’effet sur lui, puisque ce qu’il comprenait de la volonté de Dieu était largement subjectif. Mais nous n’aurions pas dû nous inquiéter. Le Todd qui quitta la prison quelques années plus tard était plus ou moins incapable de faire du mal à un autre que lui-même, ce qu’il fit rapidement. Le jour suivant sa libération, il tomba du troisième étage d’un rangement quelconque, rebondissant sur une cantine avant de s’écraser au sol, battant l’air pour retenir sa chute, s’écorchant salement les deux bras. Il est bien possible que le fait de fouiller dans ses affaires inutiles – les vêtements insensés, les vieux magazines, les lettres restées mortes, les caisses de disques poussiéreux, et le reste – avait été une entreprise délicieusement mélancolique, et il n’avait jamais fait de doute qu’il finirait plâtré dans le processus. De retour chez lui à Oklahoma City, bandé comme une momie, il prit une chambre dans un motel près de Classen Circle (j’y suis allé l’autre jour, pour voir : « 19 dollars la nuit, tarifs hebdomadaires disponibles » – le nom de l’endroit ; une zone sordide, inutile de le préciser, bien que j’aie remarqué que de là, on pouvait voir notre cher lycée, comme dans le poème de Thomas Gray, où l’ignorance, c’est la félicité). Lors de son deuxième séjour en prison, les chèques de sa pension invalidité avaient été versés sur un compte en actions bien rémunéré que lui avait ouvert ma mère, et que Todd avait déjà vidé un mois après sa libération. Sa copine cinglée, Zhila, était une fanatique religieuse qui appelait de temps en temps ma mère pour pleurnicher, avec son accent nébuleux, « Il fume le crack tout le temps ! Il essaye de me faire fumer le crack ! » Durant la majeure partie de sa vie adulte, Todd était parvenu – ne me demandez pas comment – à établir une séparation claire entre sa vie d’escroc fumeur de crack et celle d’ouaille fiancée à Zhila, mais les frontières entre les deux mondes s’étaient brouillées et cela avait dû en déconcerter plus d’un. Zhila surprenait Todd en compagnie de vieux inconnus noirs ; Todd se ramenait à la messe de leur église baptiste dans un état de folie bavasse. Lorsque, cependant, ma mère alla déjeuner avec Todd, elle s’arrêta dans sa chambre de motel et ne vit rien qui clochait, à part quelques chastes bières au frais dans l’évier de la salle de bains. Todd avait le teint terne, il semblait un peu lessivé, un peu décharné, mais en bonne forme. « Cette fichue Zhila a toujours été complètement dérangée », me dit-elle après. « Todd va bien ! Bon, peut-être pas bien, mais je l’ai vu en pire état… » Environ une semaine plus tard, Todd l’appela pour lui dire qu’il était fauché, absolument fauché. « Je sais pas », disait-il, dans la même veine résignée que lorsqu’il avait annoncé à mon père, vingt-cinq ans auparavant, qu’il avait laissé tomber la fac à New York au bout d’un semestre. « Je sais pas, Ma » – en boucle. Il voulait retourner vivre avec elle. Tourner la page. Quand elle refusa, il soupira mais combattit peu ; dans ce cas, il allait passer prendre sa chaîne stéréo, son dernier bien de valeur, qu’elle avait gardée pour lui quand il était en prison. Ma mère lui interdit de s’approcher, de près ou de loin, de sa maison, mais elle fit en sorte que Bill, un ex à elle – un ami proche de la famille toutes ces années – la lui apporte à son motel. « Comment il était ? », demandai-je à Bill des mois plus tard. Comme il commençait à parler, ses yeux se remplirent de larmes. Bill avait toujours beaucoup aimé Todd, et réciproquement. Finalement, il se contenta de secouer la tête en disant : « Je l’ai quitté en me sentant très chanceux. » Todd avait décidé de devenir prédicateur. Pour tous ceux qui se demanderaient d’où viennent ces gens, ils seront peut-être curieux d’apprendre qu’il existe des camps d’entraînement, où l’on peut passer un mois à étudier la Bible, s’entraîner aux gesticulations déclamatoires, et peut-être apprendre un rudiment financier ou deux – enfin c’est ce que j’ima­gine. Quoi qu’il en soit, on en sort avec un genre de diplôme, on devient un ecclésiastique officiel, tout ça pour 500 dollars. C’est ainsi qu’il en allait dans le camp auquel Todd projetait de participer – et jusque-là tout allait bien : la vente de sa chaîne stéréo élaborée lui avait rapporté 800 dollars et il jubilait quand il appela notre mère. Il se présenterait au camp le vendredi suivant, et en l’espace d’un mois il deviendrait un zélé pêcheur d’hommes. Il déplorait déjà le pécheur qu’il avait pu être, sans compter son athée de mère et toute son athée de famille – en route pour l’enfer. Mais quand vint vendredi, hélas, l’argent avait été dépensé. « Je sais pas, je sais pas », répéta-t-il à Zhila, la suppliant de lui acheter une bouteille de gin et de l’emmener voir un film, n’importe lequel, tout ce qui pourrait le divertir de lui-même. Au cinéma, Todd but la bouteille entière et se mit à bredouiller des choses en larmoyant, si bien que les gens autour de lui changèrent de place ou sortirent carrément de la salle. Même un parfait étranger aurait pu dire que Todd se noyait, s’était noyé. Le samedi, avec un jour de retard, Zhila le déposa au camp du ministère. Elle avait décidé de lui prêter les 500 dollars ; elle priait Dieu pour qu’il intervienne et qu’il fasse enfin de Todd un prédicateur – peut-être pourraient-ils alors se marier. Le lundi, on lui demandait de partir, ou alors il prit sur lui de se faire la malle avec l’argent de Zhila. J’appris la nouvelle de la bouche de ma mère, qui vociférait contre ce misérable bon à rien de fils de pute en se promettant de ne jamais plus lui faire confiance, etc. Quelques jours plus tard, mon père me passa un coup de fil : « Des nouvelles de ton frère ? », demanda-t-il, avec la grimace d’hésitation habituelle, et je lui racontai toute l’histoire – le camp, la mise au clou de la stéréo, la bouteille de gin, et ainsi de suite. Je lui racontai tout ça pour rire, mais mon père ne rit pas ; à ses yeux, Todd n’était pas encore matière à plaisanterie. Quand je lui avais raconté le moment où les spectateurs s’étaient éloignés de ce pauvre vieux pochard de Todd, mon père avait réprimé un hoquet, comme s’il s’était fait planter dans l’estomac. Todd refit surface à la Saint Valentin. Il appela ma mère. Au moment où elle entendit sa voix, elle laissa libre cours à un typhon d’injures jusqu’à ce qu’elle eût épuisé tous ses anathèmes, alors elle se calma et attendit que Todd s’ingénie à la contredire. Mais rien. Silence. « … Todd ? Tu m’entends ? » Il respirait. Il était toujours au bout du fil. Finalement, il dit : « Bon, c’est tout de même la Saint Valentin. Allez viens, je t’emmène déjeuner. » Ils se retrouvèrent à un coin de rue, à côté d’un restaurant cantonais où ma mère aimait prendre des dim sum. Ce n’était pas un jour particulièrement froid, mais Todd était à nouveau SDF et il portait tout ce qui restait de sa garde-robe en couches superposées. Ça donnait une impression de volume. Quand ils s’assirent à table, ma mère put observer attentivement son fils, ou du moins ce qui en restait – ce visage anguleux auquel même elle ne pouvait souhaiter un prompt rétablissement. Son teint jaunâtre témoignait d’un foie défaillant, et ses yeux laissaient fuir des larmes de lassitude, l’une après l’autre, serpentant dans sa barbe grisonnante et échouant lentement dans son assiette. L’une après l’autre. Todd repoussait sa nourriture dans son assiette et pleurait. Pour la première fois, ma mère se sentait perdue. « Todd », lui disait-elle, « tu as besoin d’aide ». Il approuva de la tête, puis enfouit son visage dans une serviette et fit un effort pour se ressaisir. Il laissa échapper un soupir entrecoupé de sanglots – fiou-ou-ou – se moucha dans la serviette et dit, à peine un murmure : « Je sais, Ma. » Elle proposa de le conduire à l’hôpital mais il se contenta de secouer la tête. Après une pause assommante, elle ressassa des variations sur le thème de « tu as besoin d’aide », et Todd l’approuvait vaguement à chaque fois. Le résultat de ce déjeuner fut que ma mère lui trouva un appartement et paya son premier mois de loyer. Cet après-midi-là, elle me passa un coup de fil. « Il a besoin d’argent ! », dit-elle. « Il a besoin de manger ! Il est mourant ! Il ne peut même pas payer le chauffage ! » Cela s’éternisa. J’écoutais, ébahi. « Quand est-ce que ça va s’arrêter ? », lui demandai-je. « Je ne sais pas. On ne peut pas le laisser mourir sans rien faire ! » Mais je décelai, ou crus déceler, une faible intonation interrogative à la fin de sa phrase, comme dans : « Ou le peut-on ? » – comme si elle me demandait ma permission, ou voulait, au minimum, sonder mon opinion. « Laisse-le tomber », lui dis-je. « Laisse-le tomber, Môman. » Mais elle ne pouvait pas s’y résoudre. « C’est impossible ! Appelle ton père ! » « Pourquoi ? » « Je ne sais pas quoi faire ! » Et elle éclata en sanglots. J’appelai donc mon père pour lui faire part de ce dernier rebondissement. En vieillissant, mon père se mettait de moins en moins en colère, mais en ce qui concernait Todd, une catharsis était restée trop longtemps impayée. « Il a 42 ans ! Dis-lui d’aller se jeter d’un immeuble. » Todd devait être d’accord avec ça, car, à peu près à ce moment-là, il prit un ascenseur pour se rendre au sommet de l’immeuble du 50, Penn Place – le gratte-ciel le plus haut de la banlieue d’Oklahoma City, où nous avions grandi – mais l’accès au toit était cadenassé, donc il redescendit sur terre. J’ai appris cette anecdote de la bouche d’un des rares amis de Todd, Thomas, un musicien raté à bouc qui avait déménagé à Boston quelques années auparavant (laissant Todd plus démuni encore dans Oklahoma City). Un jour, Todd avait appelé Thomas et mentionné qu’il songeait à se suicider mais qu’il voyait ses plans contrecarrés par des broutilles telles que des portes verrouillées. « L’immeuble du 50, Penn Place n’est pas le seul gratte-ciel d’Oklahoma City », lui fit remarquer Thomas. « Oui, mais c’est le seul qui soit tout près », répondit Todd. « Tu crois que je vais prendre un bus pour le centre ville ? Dépenser un dollar ? Pas moyen. » Certainement, tant d’acedia était matière à hyperbole comique. Thomas rit. Todd rit. La conversation était marrante. À un moment Todd dit un truc comme : « J’ai été condamné deux fois au pénal et ce putain de dos me fait super mal. Je ressemble à rien. Personne me filerait le moindre boulot. Personne veut plus me voir. Tu ferais quoi si t’étais moi, Thomas ? » « Tu parles d’une question oratoire ! », se gaussa son ami. Ensuite (il me l’a raconté plus tard) il s’empressa d’ajouter qu’il plaisantait, bien sûr, et insista pour que Todd aille voir du côté des anciens combattants, s’ils pouvaient l’aider. Todd ne chercha pas à se faire aider, jusqu’à ce qu’une nuit, il se fasse encore coffrer. Ma mère appela le commissariat et apprit qu’il était accusé d’introduction par effraction ; en plus, il avait craché sur les agents qui l’avaient coffré et dans l’histoire, il s’était pris une bonne raclée. Todd s’éteignit avec une certaine bravade ; le fantôme contrit qui repoussait de la fourchette des morceaux de dim sum le jour de la Saint Valentin ne fut nulle part visible durant les dernières semaines de sa vie. Comme toujours, ma mère le tenait à l’œil à la prison du comté – un endroit atroce – où, au dire de tous, il était survolté : il répondait avec la même impertinence aux gardiens et aux détenus, faisant souvent l’objet d’un rapport ou d’un passage à tabac, et se fit finalement placer en cellule d’isolement pour sa propre sécurité. Le Rodney King blanc, encore. Jusqu’au bout ma mère voulut croire que s’il réussissait à arrêter de boire et prendre de la drogue, il deviendrait une sorte de citoyen productif. Elle se faisait un devoir de le lui dire à chaque fois qu’elle l’avait au téléphone. « J’ai aucun problème, moi », répondait Todd, et une nuit, il lui dit de prendre un stylo. Il commença à lui dicter une lettre de suicide boudeuse. La partie tendre se destinait à Zhila ; ce qu’il avait à nous dire, à mon père et moi, était aimant mais provocant : « Vos culs païens vont me manquer. » « Tant pis si je brûle en enfer », dis-je, quand ma mère m’en fit part. « Mais est-ce que ça veut dire qu’il va enfin se tuer, ou quoi ? » Ma mère désapprouva ma désinvolture – « Tss » –, ajoutant que la lettre lui avait été dictée une semaine plus tôt, et que Todd était encore en vie, autant qu’elle le sût. Il avait peut-être changé d’avis. Il n’avait pas changé d’avis. Il attendait la bonne occasion – le vendredi saint, comme il s’est avéré, bien que je ne sache pas s’il s’identifiait au Christ martyr ou au Bon Larron Dismas (« Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis »). En tout cas, juste avant minuit, il fit un nœud coulant et s’étrangla dans son lit. Les efforts qui s’ensuivirent pour le ranimer restèrent vains. Ma mère aime bien raconter comment elle a appris la nouvelle cette nuit-là, ça touche sa fibre macabre. Elle venait de se réveiller avec de terribles crampes quand le téléphone a sonné ; elle savait que c’était une mauvaise nouvelle ; elle savait que ça concernait Todd ; mais elle avait tellement besoin d’aller aux toilettes qu’elle a juste eu le temps d’attraper le téléphone sans fil, chancelante, se tenant les fesses de l’autre main. Elle venait d’exploser aux toilettes quand l’aumônier lui a dit : « J’ai peur d’avoir une mauvaise nouvelle à vous annoncer, Madame… » « Et je pense qu’il a dû entendre quelque chose », racontait ma mère, « parce qu’il a un peu hésité, tu vois ? Et ensuite il m’a demandé de prier avec lui. Il m’a demandé de m’agenouiller. Donc moi j’ai dit : “c’est bon”, et tout ce temps je luttais aux chiottes. » Puis, elle se met à glousser, elle devient rouge comme une tomate, s’apaisant enfin dans un soupir pensif. « Oh mon Dieu », elle dit, s’essuyant l’œil. « Pauvre Todd. » Au cours des mois qui ont suivi sa mort, je pensais souvent à mon frère, et parfois je pleurais un peu quand je me souvenais du poème de Rupert Brooke, « Clouds », que j’avais lu pendant que nous enterrions ses cendres dans le cimetière des animaux, derrière la maison de ma mère : Ils disent que les Morts ne meurent pas, mais restent
Près des riches héritiers de leurs joies et de leurs peines.
Je pense qu’ils restent suspendus à mi-­chemin du paradis,
Dans de sages, majestueux, mélancoliques cortèges,
Et regardent la Lune, et les mers tempétueuses,
Et les hommes vont et viennent sur terre. Une part de moi-même savait que c’était du sentimentalisme et que je m’apitoyais sur mon propre sort – le petit frère laissé-pour-compte qui aurait pu essayer un peu plus fort, et ­cætera –, donc je prenais une grande respiration et je pensais à autre chose. Une façon plus agréable d’en faire le deuil, c’était les moments où quelque chose me faisait rire et que je me rendais compte que Todd, et peut-être seulement Todd, aurait aussi trouvé ça marrant. Ce que je trouve étrange, c’est que je n’ai jamais rêvé de Todd après sa mort, pas une seule fois. Ma mère me fait part du même phénomène, et c’est encore plus étrange dans son cas. Elle me raconte qu’une fois tous les deux jours à peu près, elle se rend au cimetière pour animaux et s’assied sur le banc près de la tombe de Todd, bavardant dans sa direction. D’une façon fantaisiste, elle l’investit de pouvoirs surnaturels qui incombent aux morts : « Tu étais un vrai emmerdeur quand tu étais vivant, Todd », lui dit-elle affectueusement, « donc demain je veux que tu nous donnes une petite averse. Mes plantes se meurent ! » La plupart du temps, néanmoins, elle le gronde pour sa flagrante désertion de ses rêves. « Mais pourquoi tu ne me rends jamais visite ? » « Et il te répond ? », lui ai-je demandé un jour. « Non », a-t-elle dit. Elle sirotait son Martini en fixant un colibri bourdonnant près d’une mangeoire sur le porche. « Je pense que là où il est, il ne pense plus à nous. » Et je me suis souvenu de la raison pour laquelle, enfant, je m’étais mis à pleurer, il y a trente ans, dans cette chambre lambrissée à l’arrière de la maison de ma grand-mère à Vinita. Todd venait juste de me parler de sa seconde famille, celle qui vivait dans l’autre dimension, et il avait ensuite ajouté – sans rancune, comme s’il était simplement en train d’établir un fait poignant et irréfragable – qu’un jour il disparaîtrait pour toujours dans leurs bras aimants. « Tu ne nous rendras jamais visite ? » « Non », avait-il dit en me tenant la main. « Je ne reviendrai jamais. »