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LE NUMÉRO HISTOIRE

Une conversation avec Lewis Lapham - Partie 1

Lewis Lapham a été rédacteur en chef d’Harper’s Magazine pendant presque 30 ans, avant de créer sa propre publication : Lapham’s Quarterly.

Photos: Chris Shonting

Lewis Lapham a été rédacteur en chef d’Harper’s Magazine pendant presque 30 ans, avant de créer sa propre publication : Lapham’s Quarterly. Parmi les contributeurs de son numéro du printemps 2008 : Benjamin Franklin, Adam Smith, Karl Marx et Notorious B.I.G. Lapham est aussi l’auteur d’innombrables livres, dont Money and Class in America (1988), Waiting for the Barbarians (1997), Gag Rule (2004). Pretensions to Empire/Notes on the Criminal Folly of the Bush Administration (2006), son dernier essai, réclame l’impeachment de Deubeulyou. Lapham n’est cependant pas un homme de gauche classique. Aristocrate sur les bords, son arrière-grand-père est le fondateur de Texaco, son grand-père a été maire de San Francisco et son père, un grand armateur. En 1945, alors qu’on rédige la charte des Nations Unies, à l’Opéra de San Francisco, Lapham, dix ans à l’époque, se rappelle avoir servi « des petits fours à Jack Kennedy, Molotov et Alger Hiss ». Noblesse oblige, sûrement, Lapham a consacré une bonne partie de sa carrière à dévoiler les aspects les moins reluisants de sa propre classe sociale : « Je connais l’ethos de l’oligarchie américaine dont le jeune Bush est le valet. Il est au service de la cupidité égoïste qui prend souvent le contrôle d’une oligarchie paresseuse et stupide. »

Vice : Qu’est-ce qui vous a poussé à quitter Harper’s pour lancer Lapham’s Quarterly ? Lewis Lapham : Je voulais le faire depuis des années. En 1997, j’en avais fait un prototype pour le History Book Club, qui l’a publié comme un livre à part entière ; l’ouvrage a bien fonctionné, d’ailleurs. Ils l’ont d’abord publié à leur compte, puis St Martin’s a racheté les droits et je crois qu’en tout, on en a vendu 15,000 exemplaires. C’était très encourageant et l’entreprise m’a beaucoup plu. Le livre s’appelle The End of the World, on peut le trouver sur Amazon. Dans l’essai The Gulf of Time, vous déplorez le manque de recul historique dans la transmission de l’information. Comment Lapham’s Quarterly compte s’attaquer au problème ? J’espère que ce magazine va donner au lecteur une meilleure perspective historique. Chez Harper’s, on m’envoyait des articles et des essais, et je conseillais toujours aux auteurs d’y intégrer un contexte historique. Les faits ne sortent pas de nulle part. Nous n’avons pas de prétention exhaustive ou universitaire. On veut juste faire naître une conscience historique. Ce n’est pas seulement amusant, c’est aussi très réconfortant. Quand on arrive à se représenter les gens avant nous et ceux qu’il y aura après, on acquiert une vision plus large. Vous vous réferez à la position d’Aristote sur la nature cyclique de l’histoire : une oligarchie se dégrade et se transforme en tyrannie, qui elle-même s’écroule dans l’anarchie, avant de se transformer en démocratie, puis à nouveau en oligarchie et ainsi de suite. Vous pensez que c’est inévitable ? Si c’est le cas, pourquoi continuer à essayer de changer le cours des choses avec des idées ? [Rires] Je ne suis pas sûr de pouvoir changer les choses. Mais peut-être que certaines idées toucheront certaines personnes, qui se diront : « Si c’est vrai, on peut déjà essayer d’anticiper le prochain cycle, ou même tenter de nous adapter, en sachant ce qui nous attend. » La seule chose qu’on puisse vraiment changer, c’est le passé. On peut le regarder différemment pour éclairer notre présent et nous inspirer pour la suite. Vous pensez que George Bush est le plus mauvais président de l’histoire américaine ? Je ne sais pas. Je ne suis pas suffisamment calé en Histoire. Je suis assez vieux pour revenir sur l’époque où j’ai voté pour Eisenhower, ce qui fait un nombre honorable de présidents. J’étais déjà né quand Roosevelt est devenu président, mais j’avais dix ans à sa mort, je ne me souviens pas vraiment de lui. Disons que de tous les présidents sous lesquels j’ai vécu, Bush est le pire. Vous avez parlé de la bonne réception de l’essai The Case for Impeachment. Quelle était la teneur des critiques négatives, s’il y en a eu ? Il y en a eu très peu. Certains ont dit que c’était irréaliste et stupide, que l’impeachment n’aurait jamais lieu et que je ne comprenais pas le fonctionnement de Washington. Pour la National Review, mon livre était un énième « torchon démocrate sans queue ni tête ».

Quelles sont, selon vous, les vraies raisons qui ont poussé le gouvernement Bush à faire la guerre en Irak ? Est-ce que c’était essentiellement cynique, ou y avait-il un peu d’idéalisme ? Il y avait probablement un peu d’idéalisme. Ils voulaient faire pousser la démocratie comme des fleurs dans le désert de Mésopotamie. Il y a aussi cette idée qu’on vit dans un monde dangereux, où les risques de catastrophe nucléaire sont énormes. Ils ont voulu imposer une sorte de Pax Romana : la Pax Americana pour tout le monde. Sinon, on verrait des anarchistes prendre l’avion avec des bombes atomiques dans leurs valises, et ainsi de suite. Le monde avait besoin d’être contrôlé d’une main ferme mais juste, et qui à part les Américains pouvait remplir ce rôle ? Des gens comme Charles Krauthamme, William Kristol et même George Bush devaient penser comme ça. Mais, j’y vois aussi pas mal de cynisme. Ils étaient certainement intéressés par le pétrole irakien. Ils pensaient que ce serait facile. Mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-oncle s’appelait Henry Dearborn. Il a conduit l’invasion américaine du Canada pendant la guerre de 1812. Oui. On pensait qu’il prendrait le Canada en quelques mois. Et on croyait que les Canadiens l’accueilleraient à bras ouverts. C’est la même histoire ! « Les Canadiens ne sont pas nombreux, ils nous aiment, ils veulent vraiment être américains et on peut prendre ce pays. C’est du gâteau. » Washington disait la même chose et c’était également indiqué dans les ordres que Madison a transmis à Dearborn. Il était à la retraite. Il avait été secrétaire d’État à la guerre dans les deux gouvernements Jefferson. Il était très bien placé—percepteur des douanes à Boston, un poste fédéral prestigieux. Et d’un coup (il a la soixantaine), on le nomme commandeur en chef de l’armée américaine. En 1812, il n’y avait pas d’armée mais des milices d’État, qui estimaient pour beaucoup que les Canadiens étaient un peuple ami. Il a eu beaucoup de mal. On lui avait dit que ce serait facile. Je crois que Bush et compagnie pensaient que l’invasion de l’Irak serait un simple tour de piste du Pentagone. Comment, idéalement, aurions-nous dû répondre au 11 septembre ? Est-ce que toute intervention militaire était justifiable, comme en Afghanistan ? L’erreur a été de parler de guerre. La « guerre contre la terreur » est une guerre contre un ennemi inconnu et une notion abstraite. C’est comme la « guerre contre la drogue » ou contre la pauvreté. Ç’aurait été beaucoup plus utile d’en faire une affaire criminelle, et que la descente de police ne se fasse qu’en Afghanistan. Vous êtes dur avec les Clinton. Au sujet d’Hillary, vous dites : « Je n’ai ni respect, ni considération, ni espoir pour elle. » Sur Bill, vous affirmez : « Encore un arriviste satisfait de promouvoir la fiction rituelle d’une démocratie de pacotille. » Vous écrivez aussi que ce sont des « brigands ». Vous pouvez nous en dire plus ? J’ai beaucoup écrit sur les Clinton quand Bill était au pouvoir. J’aime bien le décrire comme une piñata : si on le frappe, n’importe quoi peut sortir—des scandales, des rumeurs, de l’amitié, un discours. Pour moi, les Clinton sont des narcissiques en phase terminale. Je me souviens, quand Gore était candidat en 2000, il a fait un discours ici, à New York, et Clinton est lui aussi venu en faire un. On est au milieu de l’été, Clinton s’adresse à tous les médias new-yorkais quelque part dans NYU. Il n’a parlé que de lui et n’a pas mentionné une seule fois le nom de Gore. Et on était censés être au milieu d’une élection qu’il fallait gagner. J’ai l’impression que les Clinton ne se préoccupent que de leur personne. Je me souviens d’une photo où on voit un poids lourd stationner devant la Maison Blanche le jour de leur départ : ils ont emporté tout ce qui pouvait l’être. Il y a bien quelque chose que vous aimez chez lui, non ? Il a certaines qualités, quand même. Clinton est un super présentateur télé. C’est le Oprah de la politique. Il est très intelligent. Je l’ai rencontré deux, trois fois, et il est capable de se souvenir du nom de tous les gens qu’il croise. Mais je ne sais pas grand-chose de lui en dehors du Monicagate. Est-ce qu’il est au courant de vos articles mordants ? Est-ce qu’il vous l’a fait savoir quand vous vous êtes croisés ? Pas du tout. Je ne sais pas s’il était au courant. On s’est rencontrés lors d’un dîner à la Maison Blanche. On se fait d’abord accueillir par les hôtes, puis on se met à table. Je ne l’avais jamais vu. On était en plein dans l’affaire Monica Lewinsky, deux semaines après les révélations de la presse, et les journalistes britanniques faisaient le siège de l’hôtel Hay Adams. Fleet Street ressemblait à un défilé de corbeaux. Des gens parcouraient Washington pour retrouver les sous-vêtements de Monica, et le seul endroit d’Amérique où l’on ne parlait pas de cette histoire, c’était ce dîner à la Maison Blanche. Personne n’a mentionné l’affaire. Il pleuvait et je devais prendre le dernier avion pour New York. J’attendais mon tour de serrer la main du Président et celle d’Hillary, mais la file n’avançait pas assez vite et je n’avais plus beaucoup de temps. Et, juste au moment où je sors de la salle de réception, Clinton s’arrête de serrer les mains et s’approche de moi pour me saluer. Il a dit : « Lewis, sans ta présence, ce dîner n’aurait aucun sens. » [rires] C’était spectaculaire ! Vous avez dû tomber sous le charme.  Bien sûr ! Il connaissait même mon prénom, pas seulement de quoi j’avais l’air. S’il m’avait dit : « Écoute, s’il te plaît, viens un peu dans le bureau ovale et signe-moi un chèque de 2,000,000 $ », je l’aurais probablement écouté. Qu’il soit le plus grand rassembleur d’argent de tous les temps, c’est… Je le comprends bien. Il a cette espèce de charme, il pourrait faire faire n’importe quoi à n’importe qui.