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LE NUMÉRO PORTRAITS

Comme si c'était du cinéma

Une biographie simplifiée d'Eva Ionesco, la seule enfant-star dont la vie mérite d'être racontée.

Photos : Maciek Pozoga

Lorsqu’on pense au destin tragique des enfants stars, difficile de ne pas évoquer la malédiction Arnold et Willy. La fin de cette série télé américaine ultra-populaire a précipité, au milieu des années 1980, la chute de ses jeunes acteurs principaux. Spolié par ses parents adoptifs, Gary Coleman – qui jouait Arnold – devient gardien de parking à l’âge adulte, rate plusieurs suicides, puis meurt après de multiples arrestations pour violences conjugales. De son côté, Todd Bridges (ou Willy, le seul encore en vie) se transforme en crackhead, est accusé en 1988 du meurtre de son dealer puis, en 1993, d’avoir voulu régler son loyer à coups de couteau de cuisine – son propriétaire l’ayant attaqué avec un sabre. Alcoolique et cocaïnomane, Dana Plato (Kimberly) travaille un temps dans un pressing à Las Vegas avant de braquer un vidéoclub, suit une rehab, tourne dans une version porno d’Arnold et Willy et réussit finalement son suicide dans une caravane. Si, de Shirley Temple à Macaulay Culkin en passant par Jodie Foster ou Brooke Shields, les enfants stars sont légion à Hollywood, la France n’a jamais eu grand-chose à se mettre sous la dent – à part Jordy ou Jean-Pierre Léaud. Heureusement, nous avons Eva Ionesco.

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La première fois que j’ai rencontré Eva, c’était dans le courant du printemps 2013 à Longpont, commune champêtre de l’Aisne chez son futur mari l’écrivain Simon Liberati. Allongée en robe d’été sur un lit disposé sur le gazon fraîchement coupé, elle lisait, rayonnante, un roman de Jean-Jacques Schuhl tandis que son compagnon, Ray-Ban Aviator et chemise militaire, taillait un rosier à l’aide d’un sécateur. Le soleil brillait, les oiseaux chantaient et il ne manquait plus qu’un photographe de Paris Match dissimulé dans un bosquet pour immortaliser ce tableau bucolique. Ça ne pouvait pas durer. Au moment de passer à table, Eva reçut un coup de fil lui annonçant que son fils Lukas, 18 ans, avait eu un accident inquiétant alors qu’il tentait d’échapper aux griffes du réalisateur Larry Clark, avec lequel il était en train de tourner. Le gigot d’agneau est mal passé. Puis, Eva a proposé de faire un Scrabble. En la regardant enchaîner les mots-compte-triple avec rigueur, je me suis demandé si elle était obsédée par les jeux de société ou si elle avait simplement beaucoup de sang-froid. Puis je me suis souvenu qu’elle avait survécu au Palace, à la rue et qu’elle savait depuis longtemps comment lutter contre les vampires. Je l’ai retrouvée un an plus tard à Paris, Chez Jeannette, un bar de la rue du Faubourg-Saint-Denis, à deux pas de la salle de montage où elle achève en ce moment même Rosa Mystica, un court-métrage réalisé avec son mari. Chic et sans affects, elle commande un Martini et une assiette de frites. À 49 ans c’est une femme à la beauté singulière derrière laquelle on ne peut s’empêcher de chercher le personnage inventé par sa mère au début des années 1970. Eva Ionesco n’a que 4 ans lorsque sa mère, la photographe d’origine roumaine Irina Ionesco, transforme une pièce de l’immeuble de l’Est parisien dans lequel elles vivent en boudoir fin de siècle, pour y immortaliser son enfant chérie. Nue, telle une baby-doll vénéneuse prise dans une toile d’araignée baroque. À l’âge où l’on joue aux Barbies, Eva Ionesco devient un objet de désir façonné par sa mère, offert aux plus offrants. À l’époque, les photos font sensation dans le milieu intellectuel parisien. L’écrivain surréaliste André Pieyre de Mandiargues écrit alors : « Le monde d’Irina Ionesco appartient à un domaine que nous ne connaissons que sur la foi de fragiles souvenirs. » Aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, tout le monde ou presque les considère comme choquantes. Elles témoignent d’une époque qui vivait encore la transgression des tabous – ici la sexualité enfantine et la pédophilie – comme une aventure intellectuelle. « Toute pensée devait alors s’accompagner d’un truc hypersexué et provocateur », me déclare Eva, en attendant son assiette. C’est grâce à ces photos qui ont fait sa réputation, publiées avec fracas dans Zoom puis dans Photo, qu’on lui propose de tourner quelques années plus tard. À 11 ans, elle est embauchée pour un rôle dans Le Locataire, de Roman Polanski. « Ma mère avait entendu dire que Roman cherchait une jeune fille à l’air slave et un peu maladif. À cette époque, je correspondais parfaitement, se souvient-elle. Sur le tournage, Polanski n’arrêtait pas de faire des polaroids de moi tandis que ma mère faisait tout pour attirer l’attention sur elle. Bizarrement, je n’ai pas été invité à la première. Du coup, je n’ai jamais vu le film. » Elle enchaîne en 1976 sur Spermula, un film érotique onirique réalisé par le peintre Charles Matton. Elle est coupée au montage. « C’est la censure qui m’a effacée. Il faut dire que je jouais une scène très érotique dans laquelle je me masturbais. Mais pour de faux », précise-t-elle. Si Eva Ionesco n’a pas vu la plupart des films qu’elle a tournés enfant sous l’impulsion de sa mère, c’est parce qu’elle n’en avait pas le droit. Ceux-ci étaient interdits aux moins de 18 ans. Il en va de même pour La Maladolescenza, film de teensploitation transalpin extrême où trois enfants font l’amour dans les bois sous le regard médusé de Xylot, un berger allemand. « Le film a été interdit partout, à part en Italie. Le premier jour, il est même passé devant Rocky au Box-Office. » Eva, qui y interprète le personnage de Sylvia, est dès la sortie du film gênée d’y avoir participé. « J’ai été choquée que le film sorte. Je me disais : Mais pourquoi j’ai fait ça ? En le tournant, j’avais eu l’impression d’être embarquée dans un truc qui m’échappait. » Trente ans plus tard, elle recroisera son partenaire de tournage Martin Loeb, qui interprétait le rôle de Fabrizio. « Je l’ai revu dans un hôpital psychiatrique où je faisais un séjour d’une semaine après avoir avalé des médicaments. Lui, c’était parce qu’il avait pris trop d’acides. » C’est au moment où elle passe un casting pour La Petite de Louis Malle, qui raconte la vie d’une prostituée de 12 ans dans un bordel de la Nouvelle-Orléans au début du xxe siècle, qu’Eva décide de tout arrêter. Elle en veut à sa mère : « Elle me harcelait pour faire des photos. Dès qu’elles ont commencé à circuler, ce n’était plus quelque chose d’intime entre elle et moi, ce truc un peu fou réservé à la famille – mais un truc concret et très trivial : je lui faisais gagner de l’argent. Toute la magie s’est effondrée. »

Eva Ionesco enfant, en compagnie de Salvador Dalí, posent pour la couverture du numéro 6 de Façade, publié en 1978.

Âgée de 12 ans, Eva Ionesco fuit de chez elle en 1977. Elle se fait virer de plusieurs collèges de la région parisienne, où ses camarades lui crachent dessus à cause de son maquillage et de ses tenues panthère. Elle finit par trouver refuge chez une bande de copains du 12e arrondissement, parmi lesquels les futurs créateurs de mode Vincent Darré et Christian Louboutin. Ensemble ils investissent alors la nuit parisienne, préfigurant les club kids d’aujourd’hui. Dans le même temps, la DDASS retire à sa mère ses droits sur Eva ; l’adolescente alterne dès lors les séjours en centres de rééducation, les fugues, les retours au bercail et les nuits au Palace, club mythique de la fin des années 1970, dont elle devient une figure.

À peu près à la même époque, Eva tombe amoureuse d’un rockeur. Il lui arrive aussi parfois de dormir sous des abribus. En 1978, dans le numéro 6 du magazine Façade où elle partage la couverture avec Salvator Dalí, elle raconte : « J’aime jouer les provocantes. J’aime me balader en short dans le métro, avec tous les loubards à mes trousses qui me pelotent. L’autre jour, chez Angelina [un salon de thé] avec Bernard Pivot et tous les ringards, je me suis mise à chanter : ils nous ont virés. Je me suis foutue à poil et j’ai pissé devant le salon. Craignos ! » Trente-cinq ans plus tard, elle vient de tirer un scénario de cette adolescence sauvage. Une jeunesse dorée, un film écrit avec son mari Simon Liberati, est actuellement en préparation. « On s’est inspirés du destin de ces enfants qui perdaient leur grâce, qui s’abîmaient. C’était une époque insouciante où l’on cherchait à s’affranchir en michetonnant, en se droguant, en débarquant chez les riches pour s’y choisir des parents idéaux – comme dans un film de Visconti. On se promenait dans la vie comme si c’était du cinéma. » Au début des années 1980, Eva, ne se drogue pas. Ou du moins, pas plus que ça. « On n’avait pas assez d’argent. Et ceux qui se droguaient, comme [le journaliste punk] Alain Pacadis, n’allaient pas nous passer leurs sachets d’héroïne – ils étaient aussi fauchés que nous ! » Elle vit au jour le jour dans la débrouille : « On achetait des trucs aux puces, on volait dans les magasins. On tapait l’incruste un peu partout. » Les films qu’elle tourne durant cette période entrent étrangement en résonance avec sa propre vie. L’Amant de poche, Journal d’une maison de correction ou La Nuit porte-jarretelles évoquent tous une jeunesse à la dérive qui grandit trop vite. Mais, comme elle me l’a judicieusement dit en picorant une frite : « Les nuits se terminent aussi. » La bande des branchés du Palace se délite peu à peu et c’est du côté de Nanterre qu’elle trouve une nouvelle famille : il s’agit de l’école des Amandiers, dirigée par le metteur en scène Patrice Chéreau, qu’elle intègre en 1987. Eva a alors 22 ans et la vie devant elle. Elle amorce une carrière d’actrice plus traditionnelle au cinéma et en télé, mais également sur scène, où elle joue notamment Le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès aux côtés de Michel Piccoli et d’une Jacqueline Maillan « un peu goudou sur les bords » qui lui saute dessus en coulisse. Avec Chéreau, elle apprend à diriger les acteurs, et passe à la réalisation d’un moyen-métrage, La Loi de la forêt en 2006, puis d’un long, My Little Princess, où elle évoque les relations complexes qu’elle entretient avec sa mère, incarnée par Isabelle Huppert. Le film sort en 2010 alors qu’elle poursuit sa génitrice en justice pour atteinte au droit à l’image et à la vie privée. Elle gagnera le procès en 2012. « Avec My Little Princess, j’ai eu l’impression de tirer un trait sur l’histoire avec ma mère – mais c’est aussi comme si j’avais lancé un boomerang. » L’année dernière, le fils d’Eva, Lukas, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, a été repéré dans la rue par Larry Clark. Celui-ci en a fait le héros de son dernier film, The Smell of Us, tourné de manière chaotique à Paris. « Larry Clark est un vieux monsieur intéressé par les jeunes garçons, m’a dit Eva. Il ne faut pas se le cacher : c’est un artiste pédophile. Mon fils, s’il veut se prostituer en pensant que c’est comme ça qu’il va se construire, qu’il y aille. Du fait de ma propre histoire, il était évident que lui aussi allait vouloir vivre quelque chose de fort, ce qu’il a vécu avec Larry Clark. Maintenant je crois qu’il en est revenu… » Eva Ionesco ne lui a donné qu’un seul conseil : « Tu fais ce que tu veux – mais ne montre pas ta bite ! » m’a-t-elle dit avant de partir d’un grand rire. Lorsque Maciek arrive et déballe son matériel pour la prendre en photo, Eva a l’air d’un coup plus légère, plus enjouée. Elle réajuste son maquillage, sautille devant les miroirs du bar. En un instant, elle est redevenue une petite fille.