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LE NUMÉRO FICTION 2014

Fan Fiction

Ma vie d'acteur raté et d'amant d'une réalisatrice à succès.

Cette histoire est aussi dans notre numéro Fiction 2014.

Photos by Alexander Coggin and Liana Blum

Je vivais chez un professeur de français, au sous-sol. Sa femme enseignait l’allemand dans une école de filles sur le point de disparaître. Le sol était recouvert d’une moquette vert pin. Il n’y avait pas de cuisine. Je conservais des sandwichs tout préparés de chez Trader Joe’s dans un mini-réfrigérateur marron. De la sauce brûlée dessinait le contour d’un sandwich sur le plateau du micro-ondes. Quand Agnès venait me voir, une forte odeur de pneu neuf emplissait la pièce. Cette odeur agréable, c’était celle du vibromasseur bleu tout propre.

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Je n’ai pas demandé qu’on m’aide pour ma carrière. Quand elle s’est demandé tout haut si elle devait me faire jouer dans son prochain film, je lui ai répondu que ce n’était pas une bonne idée. Nous évitions d’aller dans ces bars où je ne pouvais même pas payer mon propre verre. Je payais la moitié pour tout, sauf pour les chambres doubles, quand nous allions dans des hôtels qu’elle voulait essayer, dans le Montana et à Big Sur et sauf quand c’était mon anniversaire. Elle m’invitait de temps en temps, lorsqu’elle avait envie de s’asseoir à une table sur le pont d’un bateau et qu’elle voulait que je sois avec elle.

Dans les restaurants pas trop chers, les serveuses faisaient l’éloge de ses films les plus populaires. Dans les restaurants haut de gamme, elles informaient le propriétaire de sa présence dans l’établissement, et celui-ci venait se présenter et nous offrait des hors-d’œuvre. L’un d’eux s’est un jour assis à notre table après nous avoir exposé tous ses présents : des parts de tarte, des mûres de Boysen, des griottes et du miel salé. Il a commandé du vin et s’est adressé à Agnès : « Quelle putain de soirée. » Nous ne l’avions jamais rencontré.

La plupart du temps quand je prenais une douche chez Agnès, elle frappait à la porte de la salle de bain. Quand elle refermait le rideau de douche, le bruit de l’eau changeait.

« Montre-moi ton trou du cul », ordonnait-elle. Je me tournais, je pliais les genoux, et j’écartais mes fesses avant de les relâcher. Elle riait bêtement un moment et disait : « C’est magnifique. » Je restais longtemps sous la douche, plus que nécessaire, pendant qu’elle s’asseyait sur les toilettes pour lire à voix haute des passages de romans. Elle espérait qu’ils me toucheraient. « Tu es un gentil garçon, déclarait-elle. Tu n’as jamais causé d’ennuis à ta maman. » L’eau, l’humiliation, il y avait quelque chose d’excitant là-dedans.

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***

Agnès n’apparaissait jamais à la caméra, et les fans qui l’accostaient dans la rue étaient des gens éduqués. Les uns disaient « délicieusement subversif » ; les autres : « retour à l’âge du cinéma d’auteur ». Ils ne tremblaient pas devant elle. Quand ils la regardaient, une expression rare se dessinait sur leurs visages : la concentration.

Agnès était belle lorsqu’elle se prêtait au jeu des fans. Devant eux, elle tapotait une Gauloise sur la paume de sa main. Elle paraissait plus petite et plus joyeuse. Elle avait toujours des airs d’adolescente, elle considérait son emprise sur les gens comme une blague, elle souriait de toutes ses dents, les bras croisés, le regard incrédule. Je comprenais l’utilité d’avoir un entourage.

Un jour, alors que nous faisions la queue pour acheter des hot-dogs à l’aéroport, une adolescente derrière nous a appelé quelqu’un sur son téléphone portable.

« Je suis juste derrière Agnès Dakopoulos à un stand de hot-dogs, murmura-t-elle. Elle parle avec un mec et lui conseille de lire un livre qu’elle a avec elle. Je croyais que c’était Thor, mais ce n’est pas lui. Elle porte des Converse blanches, un jean blanc style années 1990 et un haut à pois. Elle est en train de commander un hot-dog, là. » Elle décrivait tous nos faits et gestes.

***

Je reçus le premier mail de Dorit tandis que je regardais Vagabond sur mon Dell, un devoir que m’avait confié Agnès.

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Sneeze,
J’espère que ce n’est pas trop bizarre que je t’appelle comme ça. C’est vrai que tu sors avec Agnès ? C’est l’une de nos clientes. Comment ça se passe ? Dernièrement, j’ai vendu un documentaire sur les enfants gamers qui participent à des compétitions, ça m’a fait penser au petit copain de ta mère accro aux jeux sur ordinateur.

La dernière fois que Dorit et moi étions face à face, elle m’avait dit qu’elle trouvait si triste d’assister au ratage de ma vie, moi qui avais été un grand joueur de crosse, qu’elle n’avait plus le courage de coucher avec moi. Du moins, quand elle était éveillée. « Si tu veux, m’avait-elle dit, tu peux attendre que je m’endorme et te frotter à moi. Je comprends que tu aies des besoins. » Je trouvais bizarre qu’elle me tienne au courant de ses réussites professionnelles.

Je montrai le mail à Agnès ce soir-là, pour la bonne raison que je ne voulais rien lui cacher.

« Elle marche comme un canard », répondit-elle. Ce n’était pas vrai. Quand Dorit portait des talons, elle jetait ses jambes en avant et balançait les bras, comme si elle avançait dans un marécage.

« C’est vrai, déclarai-je. Tu sais observer les gens. C’est parce que tu es réalisatrice. »

Agnès se leva précipitamment du lit et se mit à marcher comme un canard sur la moquette verte en fumant sa cigarette. Elle ne ressemblait en rien à Dorit.

« Mon dieu, c’est bluffant, lui dis-je en applaudissant. Salut Dorit. »

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Nous fîmes l’amour en utilisant le vibromasseur, puis nous regardâmes Le Roi lion. Je voulais qu’elle le voie pour comprendre ce qu’était la véritable Amérique. J’expliquais chacune des scènes. Je me rendis compte que je racontais l’histoire de mon enfance. À la fin du film, Agnès s’agenouilla sur mon matelas et regarda par la fenêtre. Elle portait seulement mon sweat-shirt violet et jaune de la fac. Elle l’adorait, c’était pour elle une preuve que mon monde existait vraiment.

« Le problème avec les films comme ça, dit-elle, c’est que tout le monde a de vrais problèmes et lutte pour s’en sortir.

– La plupart des gens ont de vrais problèmes, expliquai-je.

– Bien sûr. » Elle secoua son briquet qui était resté sur le bord de la fenêtre pendant le passage le plus important du film. « Mais la plupart du temps, ils ne s’attaquent pas à leurs vrais problèmes. Ils s’attaquent aux faux alors que leurs vrais problèmes les détruisent à petit feu. Les films français et allemands l’ont bien compris, contrairement aux films hollywoodiens. Avant de répondre au mail de Dorit, ajouta-t-elle alors que nous nous endormions, tu me montreras ce que tu veux lui dire.

– Tout ce que tu veux », lui répondis-je, en mettant deux de ses doigts dans ma bouche.

***

Le lendemain matin, je montrai à Agnès ce que je pensais envoyer à Dorit : « Nous sommes fous amoureux, c’est merveilleux, par rapport aux gamers et tout ça. » Agnès approuva et j’appuyai sur « envoyer ».

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Treize minutes plus tard, Dorit m’écrivit :

« Agnès D. et Sneeze amoureux… adorable. Et puis ça devrait t’aider à trouver des rôles. Tu continues de ne pas adresser la parole à ton père depuis qu’il t’a envoyé un formulaire de candidature pour un stage chez McKinsey ? »

Agnès lisait par-dessus mon épaule. Je la sentais en colère.

« Quelle salope, dit-elle. C’est une sale juive sournoise. Elle manigance pour te récupérer, maintenant que tu sors avec moi, à cause de ma… » Le mot omis était célébrité.

J’étais d’accord avec le fait que Dorit s’intéressait de nouveau à moi parce que j’étais avec une personne connue. Mais rien ne prouvait qu’elle manigançait quoi que ce soit.

« Dès qu’elle t’envoie un mail, tu me préviens », déclara Agnès. Elle cherchait ses clés de voiture. On avait besoin d’elle sur le plateau, l’aube pointait à travers la serviette de toilette qui me servait de rideau. À l’étage du dessus, le gamin de quatre ans criait comme un cochon égorgé ; il se faisait gronder en français et en anglais.

« Tout ce que tu veux », lui répondis-je. Je baissai son pantalon pour la pénétrer, au lieu de la lécher ou d’utiliser le vibromasseur comme je le faisais ces derniers temps. Nous nous dîmes : « Je t’aime. »

***

Ce soir-là, Agnès me montra L’Histoire d’Adèle H. de Truffaut. Il s’agissait d’une fille de célébrité qui devenait folle et harcelait un soldat qui passait son temps à l’ignorer. Le film ne le disait pas explicitement, mais plus elle enrageait, plus elle devenait sexy, errant seule dans les colonies d’Amérique du Nord en robe verte.

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« Quand j’étais petite, je n’ai jamais réalisé à quel point ce film était difficile, me dit-elle. Je pensais juste que tout le monde assisterait à l’enterrement de mon père pendant que je serai enfermée dans un asile. »

Ce que j’aimais bien avec ce film, lui expliquai-je, c’était que la fille n’avait aucune raison d’aimer ce mec-là. Elle ne le connaissait pas.

« Évidemment. Il est plus facile d’être obsédé par quelqu’un qu’on ne connaît pas. On peut imaginer ce que l’on veut. »

Mais ce n’est pas le plus important, pensai-je. Elle a choisi d’aimer un dieu parce que ça la rend triste et sexy.

« Oui, je vois », répondis-je. J’enfonçai ma tête entre les cuisses d’Agnès. Après l’amour, elle s’endormit, les boucles de ses cheveux entortillées autour de mon cou, suçant son pouce dans son sommeil. J’essuyai la sueur de sa tempe du bout de mon doigt avant de la goûter.

Je reçus le mail suivant durant la nuit. J’en pris connaissance au matin, pendant qu’Agnès se brossait les dents.

« Oh oh. Voilà Dorit. »

Agnès vint jeter un œil à mon téléphone, sa brosse à dents coincée entre ses dents.

Caleb,
J’ai rêvé de toi hier soir. Tu étais à cheval. En passant à côté de moi, tu m’as frappée à la tête avec une Barbie.

Agnès arpenta la pièce en jurant, mais pendant plusieurs secondes, je n’entendais rien de ce qu’elle disait. Mon visage s’étirait ; je souriais..

Agnès s’adressa à moi : « Tu sais quoi ? J’ai envie de lui dire : on est toutes passées par là ma vieille. Je sais que c’est dur. Mais c’est fini. » Je lui fis l’amour. Nous nous dîmes : « Je t’aime. »

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Après le départ d’Agnès pour le plateau, je sortis dehors, à la lumière de l’aube, les mains dans les poches de mon survêtement. La chaise de jardin était faiblement éclairée par la lumière encore rouge du soleil. Le gamin de quatre ans dévala la pente et s’approcha de la chaise de jardin pour me regarder.

« Bonjour, me dit-il.

– Bonjour Michel, lui répondis-je. » Il se moqua de moi. Je débordais de joie grâce au mail de Dorit. La lumière rouge illuminait les cheveux ternes de l’enfant. Il courut se coller contre mes jambes, un côté de sa tête enfoui dans mon entrejambe.

Je reçus le mail suivant à midi. C’était une photo de sein, celui de Dorit, pâle, éclairé par une lumière jaune. Elle avait probablement utilisé un miroir, et avait dû tordre son buste, car on ne voyait rien d’autre que ce sein. Il prenait la moitié de la photo, le téton était au centre, le reste du corps sortait du cadre. Je réalisai qu’il n’y a rien de plus solitaire qu’une photo de sein.

Je reçus le mail suivant treize minutes plus tard :

Ce qui vient de se produire me donne envie de mourir. J’espère que tu sais que je ne ferais jamais cela délibérément.

Je fis suivre le premier mail à Agnès. Je ne mentionnai pas le second.

Elle m’envoya tout un paragraphe de points d’interrogation, de points d’exclamation, d’obscénités, et je me mis à danser tout seul sur la pelouse.

Le lendemain matin, je révisais mes répliques pour une audition mais je m’arrêtai régulièrement pour regarder mon téléphone. À la fin de la journée, il n’y avait aucun nouvel e-mail de la part de Dorit. Pendant l’audition, je fus distrait par le souvenir du sein et j’eus du mal à tenir mon rôle de pilote de la Seconde Guerre mondiale.

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Le lendemain matin, je n’avais toujours pas reçu d’e-mail. Je fis les cent pas au sous-sol une demi-heure durant en tordant mes mains. Finalement j’écrivis à Dorit : « Ce n’est pas grave, j’ai juste été surpris. Comment vas-tu ? » Je décidai qu’il était nécessaire que j’en parle à Agnès. C’était une question morale, Dorit avait l’air déprimée.

Le soir, je n’avais toujours pas reçu la moindre réponse. Quand Agnès me proposa de prendre des plats brésiliens à emporter, je lui dis que j’étais plongé dans un livre sur le théâtre. Je voulais avoir la possibilité de garder mon téléphone, au cas où Dorit répondrait.

Quand le soleil se leva, je vérifiai mon téléphone avant de sortir du lit. Rien de la part de Dorit, ni de la part du metteur en scène. Je sortis et m’assis sur la chaise de jardin et, malgré le soleil qui éblouissait l’écran de mon ordinateur portable, je regardai le prix des cordes et des tabourets sur Amazon.

Pour le déjeuner, je mangeai deux sandwichs. Je venais juste d’ouvrir un paquet de cookies quand mon téléphone se mit à sonner.

Cher Caleb,
Je t’écris pour te présenter mes plus sincères excuses à propos de ces mails impardonnables. Si je t’ai envoyé ces messages et cette photo, c’est parce que je n’ai pas su me maîtriser, et j’en assume l’entière responsabilité. J’ai depuis sollicité l’aide d’un psychiatre. Je ne demande pas à ce que tu me pardonnes personnellement, mais seulement que tu me dises si tu veux que je fasse quelque chose de raisonnable pour compenser, un service communautaire par exemple, un don de charité ou que je participe à une thérapie.
Avec toute ma sincérité,
Dorit

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Je jetai les cookies, courus à la salle de sport, et écoutai du heavy metal en m’entraînant sur la StairMaster.

Agnès frappa à ma porte à la tombée du jour, fatiguée de sa journée sur le plateau, son maquillage à moitié barbouillé. Elle avait un trait d’eye-liner sur l’œil gauche et son MacBook sous le bras. Nous avions prévu de regarder la première partie de Fanny et Alexandre.

J’ouvris la porte et m’assis sur mon matelas pour patienter.

Elle sortit une bouteille de Beaujolais frais de son sac. Puis le DVD de Debbie Does Dallas. Ensuite, elle sortit des sandwichs au concombre et à l’œuf. Elle les posa à mes pieds et recula.

“« Tu as piraté mes mails ? » lui demandai-je.

Elle avait l’air effrayée. Elle secoua la tête. « J’ai fait suivre la photo que tu m’as envoyée, pour en garder une preuve. »

Je ne répondis rien. Elle dansait d’un pied sur l’autre. Elle venait de péter.

« Allons dîner dans un endroit cool, me dit-elle. Je t’invite. J’insiste.

– OK », répondis-je.

Agnès conduisait une Honda Civic hybride. Le vrombissement du moteur me faisait penser au bruit de la roulette du dentiste. Nous passâmes devant un lac. Les berges étaient envahies par des dealers en plein boulot et des barques inoccupées. Le décor se fondait bien avec l’autoroute 101. Les feuilles des palmiers se découpaient dans le ciel, planant au-dessus de nous comme des araignées.

« Je me suis assurée qu’ils ne la virent pas, me dit Agnès. J’ai insisté. »

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 Je lui demandai si elle lui avait parlé.

Agnès entrouvrit la fenêtre et fuma. « Pendant un conf-call. Elle a pleuré. Elle répétait : “Je suis désolée, je suis désolée.” En l’imitant, sa mâchoire se contractait et de la fumée sortait de son nez.

Je lui dis de prendre la prochaine sortie, et nous nous retrouvâmes au milieu de centres commerciaux et de fast-foods. Je lui dis de se garer dans un parking qui jouxtait une pharmacie, une laverie et un marchand de glaces.

Agnès stoppa la voiture et leva les mains au ciel. « J’ai problème avec la jalousie, me dit-elle. Je suis désolée d’avoir blessé quelqu’un, mais je reconnais mes torts, et j’essaierai de travailler là-dessus. Je suis désolée. »
Je n’aimais pas l’entendre dire ça. « C’est bon, répondis-je.

 – Non, vraiment. Je ferai une thérapie. On peut faire une thérapie de couple. Je veux devenir quelqu’un de meilleur.

– Arrête. »

Elle avait l’air confuse. « Je suis sincère. C’est peut-être un signe. Si je travaille vraiment là-dessus, peut-être que ça nous rapprochera. Nous pourrions avoir une relation plus honnête, plus vraie. »

Je voulais qu’elle arrête de parler comme une personne normale. Je réfléchis à quoi ressemblerait une relation plus honnête et plus vraie avec elle, puis je détachai ma ceinture. En ouvrant la porte, j’aperçus des miettes dans la portière.

Derrière moi, Agnès s’était mise à pleurer. Le paysage devint plus net et agressif, comme si l’on avait frappé sur un écran de télévision. Je me demandai si j’étais en train de pleurer. Une famille aztèque passait devant la pharmacie. Ils portaient des T-shirts blancs. Un garçon s’agitait sur le siège d’un caddie comme s’il était un chevalier parcourant une vallée. La lumière des réverbères était estompée par un léger brouillard, ou par l’air pollué. Le tableau de bord d’un Hummer était couvert de poussière, il brillait comme du pollen dans la lumière des phares de la Civic.

« Pourquoi tu t’en vas ? », me demanda Agnès. Elle m’appelait « mon amour », d’une voix de plus en plus douce.

Les gens me demandent comment était Agnès, et je me pose la même question. Comment était-elle ? Je ne sais pas. Je pourrais la décrire ainsi :

Agnès me parle. C’est le corps d’Agnès. Agnès m’éduque. Je viens juste de la faire pleurer. Agnès m’emmène dîner pour mon anniversaire. Agnès est assise en face de moi. Il y a des falaises derrière elle, aussi blanches qu’un dentier. Agnès est assise sur les toilettes. Agnès est jalouse de l’Independent Spirit Award qu’a reçu son amie. C’est bien Agnès qui mange des fraises dans la cuisine, sans avoir enlevé la partie verte. Elle dépose les résidus sur le carrelage orange.

Je me demande si Agnès se voyait telle que je la voyais moi, et telle que la voyait la fan qui l’observait au stand de hot-dog. Peut-être qu’elle se disait : Maintenant, moi, Agnès, je refuse de tolérer les intrusions de Dorit ; moi, Agnès, je contrôle la situation. Maintenant, moi, Agnès, je suis dans ma caravane sur le plateau de tournage, j’écoute du vieux blues sur mon tourne-disque portable que j’ai acheté dans un petit magasin de disques parce que je suis bobo depuis l’enfance. Moi, Agnès, je lis un livre que mon célèbre père m’a offert. Il m’a donné le nom d’une réalisatrice parce qu’il savait que j’en serais une. Moi, Agnès, je lève les yeux de mon livre pour regarder la jolie lumière du soleil, éblouissante à travers les volets vénitiens.

Je suis sorti avec elle pendant 18 mois, et je ne saurais pas la décrire. Je n’étais pas – et je m’en rends compte pour la première fois – je n’étais pas intéressé. Je ne cherchais pas à savoir comment elle était. Ce n’était pas ce qui m’intéressait.

La nouvelle de Benjamin Nugent, « God », paraîtra cette année dans The Best American Short Stories 2014.