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reportage

Je hais les Jeux olympiques

Après avoir été expulsé de chez lui lors des Olympiades de 1964, Kohei Jinno s'apprête une nouvelle fois à céder sa maison à cause du sport.

Kohei Jinno dans la maison qu’il sera bientôt contraint de quitter, à Tokyo. Toutes les photos sont de Nicolas Datiche/Off Source

À l’occasion des Jeux olympiques de 2020, Tokyo deviendra une fois de plus le centre du monde – ou du moins l’un des sujets les plus prisés des médias. La mégalopole japonaise sera la ville hôte des olympiades d’été pour la deuxième fois de son histoire. Malgré la joie du comité d’organisation et du Premier Ministre Shinzo Abe – lequel rêve déjà de sportifs bioniques –, une grande partie de la population ne voit pas cette désignation comme une chance. Un homme en particulier pense que le destin s’acharne sur lui, et que le mauvais œil ne ressemble pas à un chat noir mais plutôt à un drapeau avec des anneaux colorés dessus.

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Alors que je couvrais une manifestation d’extrême gauche dans un quartier pauvre de Tokyo, un jeune militant avec lequel je discutais m’a conseillé de rencontrer Kohei Jinno : à cause des Jeux olympiques, cet homme allait être chassé de son logement pour libérer l’espace nécessaire à la construction du nouveau stade olympique. Malheureusement, des gens forcés de déménager à cause de la construction d’infrastructures pour des évènements sportifs internationaux sont légion, même si le Japon est loin des scandales de Sotchi ou même de la coupe du monde du Brésil. Le scandale concernerait plutôt les sinistrés du nord qui vivent encore, trois ans après le tsunami, dans des maisons temporaires qui ressemblent plus à des cabanes de jardin qu’à des logements de secours. Mais parfois, le sort s’acharne sur certaines personnes. C’est l’histoire de Kohei, ce grand-père japonais au visage souriant qui ne connaît que trop bien les évictions provoquées par la construction d’un stade.

Quelques photos de la maison familiale que Kohei a quittée dans les années 1960

1964, Tokyo est une ville olympique, symbole de la réussite décomplexée de l’économie japonaise post-seconde guerre mondiale, et la première ville asiatique désignée pour accueillir l’événement sportif. Parmi les grandes infrastructures pour cette première olympiade japonaise, le stade est le plus imposant. Situé aux abords du parc Yoyogi au cœur de la capitale, l’édifice ainsi que les accès routiers permettant d’y accéder vont modifier cette partie calme de Tokyo. Pour cela, des terrains vont être nécessaires. La mairie annonce donc aux habitants qu’ils vont être contraints de partir. Kohei Jinno fait partie de ces gens-là et se trouve forcé de quitter la petite maison traditionnelle en bois qui abritait son commerce. Malgré les manifestations, rien n’y a fait. Le projet doit avoir lieu, c’est le symbole d’un Japon remis des terribles événements de la seconde guerre et des deux bombes atomiques.  « Tout le monde devait être derrière le projet. Il fallait être fier d’être japonais, montrer au monde qu’on était debout », m'a confié Kohei.

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Le stade olympique vu depuis une cage d'escalier du lotissement de Kasumigaoka

Dans ce contexte, il n’a pas le choix et doit accepter les propositions municipales. Kohei négocie un appartement avec la possibilité d’ouvrir un commerce : « Ce petit commerce c’est ma raison de vivre, si je ne l’ai plus je donne pas cher de ma santé » rajoute t-il, accoudé à son petit comptoir. Le stade est la priorité. Le relogement, lui, ne l’est pas vraiment. Kohei va devoir travailler comme laveur de voitures dans une ville de la banlieue de Tokyo pour gagner de quoi payer la location d’une petite chambre pour lui et sa famille. Cette situation va durer jusqu’en 1966, soit deux ans après les jeux.

Depuis cette première expropriation, Kohei est triste et nostalgique de sa maison familiale. Membre d’une fratrie de huit garçons, il se rappelle encore de ses journées passées à jouer dans la rivière environnante. Je lui demande quelle rivière, car je ne l'ai pas croisée. Il m'explique alors que cette magnifique rivière passe toujours, mais sous des tonnes de béton et d’asphalte – malheureusement, elle a disparu de tous pour laisser place à une bande de bitume permettant l’accès au stade.

Aujourd’hui, l’histoire se répète. Quand Kohei a appris que Tokyo allait être candidate pour organiser les jeux de 2020, ses souvenirs amers des années 1960 lui sont revenus en mémoire. Et quand le moment du choix entre Madrid, Istanbul et Tokyo est survenu, il a compris qu’avec les plans du nouveau stade, joyau du projet, au coût revu à la baisse par le comité à 1,7 milliards de dollars, son appartement était une fois de plus au mauvais endroit. La tristesse nostalgique s’est transformée en colère : « J’en peux plus des Jeux olympiques, j’en veux plus. Je n’ai rien contre les JO, mais franchement là c’est trop », a-t-il pesté. Son sourire joyeux a disparu sous un regard impuissant. Il m’explique que, le jour de la désignation, il avait cessé de regarder les informations. Pas de télévision, pas de radio ni de journaux. « Mais quand j’ai croisé mes voisins, j’ai tout de suite compris qu’on avait malheureusement gagné », s'est-il-rappelé.

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Kohei discute avec ses voisins, devenus ses amis proches

Les options de relogement ne sont pas claires. Les 200 personnes qui habitent dans le lotissement de Kasumigaoka, où réside Kohei, doivent être relogées sur trois sites différents. « Bien qu’on soit à Tokyo, la plus grosse ville du monde, il y a une ambiance de petit village ici. Et à cause de ces jeux, ce tissu social va être éclaté en trois. C’est catastrophique pour les plus âgés qui vont se retrouver sans personne, d'autant qu'avec l’âge c’est difficile pour eux de reconstruire des relations ».

Kohei ne sait pas s'il aura la chance de pouvoir ouvrir un commerce à côté de son nouveau chez lui. Entre fatalisme et rébellion, Kohei participe aussi à des manifestations anti-jeux olympiques, même s'il ne cache pas qu’il n’a aucun espoir de voir la situation changer.

En plus de devoir déménager encore, Kohei est gêné par cette dépense d’argent inutile, alors que dans le nord beaucoup de personnes vivent dans des maisons temporaires suite au tsunami du 11 mars 2011. « Franchement, notre argent serait plus utile aux gens du Tôhoku qu’à l’organisation des Jeux Olympiques » argumente-t-il. Comme pourchassé par cette manifestation sportive qui lui pourrit la vie, il attend de nouvelles informations de la mairie afin de savoir quand il va devoir partir. Cette date butoir va résonner comme un sentiment de déjà vu. Et cette échéance se rapproche à grand pas, les travaux de démolition de l’ancien stade olympique ayant déjà commencé. Retrouvez Nicolas Datiche sur son site et sur la page du collectif Off Source