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L'État français se fout des victimes de ses propres essais nucléaires

Pour la grandeur de l'Hexagone, le pouvoir politique a envoyé à la mort des milliers de personnes.

Little Boy pour les Américains, Opération Hurricane pour les Britanniques, Gerboise Bleue pour les Français. L'histoire des bombes atomiques est une suite sémantique qui pourrait s'appliquer à première vue au monde du catch, si l'on passe outre le fait que ces termes renvoient à des armes ultra-puissantes issues de la fission nucléaire d'uranium-235 ou de plutonium-239.

La France, désireuse de prouver qu'elle ne dépendait pas entièrement du bon vouloir des États-Unis au niveau militaire, a fait exploser sa première bombe atomique en 1960, à une époque où le monde entier se foutait de notre gueule, l'armée française ayant enchaîné les débâcles : Diên Biên Phu, la guerre d'Algérie ou encore l'intervention ratée sur le Canal de Suez. Sous l'impulsion du président De Gaulle, notre pays a procédé à 210 essais nucléaires jusqu'en 1996, date de la signature du Traité sur l'interdiction complète des essais nucléaires.

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Depuis, l'État français a beaucoup de mal à reconnaître sa responsabilité dans les conséquences sanitaires désastreuses de ces explosions sur les populations de Polynésie ou du Sahara, ainsi que sur les militaires présents sur place. Une loi a bien été votée en 2010, mais son champ d'application est extrêmement restreint. Le secret défense permet aux autorités de ne pas assumer ce qui paraît être une réalité implacable : la France a bel et bien empoisonné et tué des milliers de personnes afin de préserver son poids géopolitique.

Alors que les populations locales et les militaires présents à l'époque vieillissent et que leur message n'est toujours que très peu entendu par les autorités, j'ai interviewé Jean-Luc Sans, le président de l'Association des Vétérans des Essais Nucléaires (AVEN), qui dénonce depuis des années la chape de plomb qui empêche les « irradiés de la République » d'être reconnus pour ce qu'ils sont : les victimes d'une négligence éhontée.

Le cratère formé après l'explosion de Gerboise bleue. Photo via

VICE : Bonjour Monsieur Sans. Personnellement, quand avez-vous pris part à des essais nucléaires ?
Jean-Luc Sans : J'ai participé à cinq essais nucléaires aériens qui ont eu lieu en Polynésie française en 1971 et en 1972. La communication de l'armée à l'époque permettait de rassurer le personnel. Et puis, j'étais engagé volontaire dans la Marine et tout heureux d'avoir déjà fait le tour du monde à 18 ans.

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Quand vous êtes-vous rendu compte que ces essais n'avaient pas été aussi bien maîtrisés que l'État français le prétendait ?
En avril 1991, j'ai été victime d'un infarctus inexpliqué, suivi de deux récidives en 1997 et 1998. En 2001, j'ai appris par un ami que des anciens participants à des essais nucléaires avaient aussi été victimes de certaines pathologies précoces – et qu'ils s'étaient constitués en association. C'est là que j'ai pris conscience que quelque chose clochait, et ai donc adhéré à l'AVEN.

Vidéo via le site de l'INA

Le nombre total de victimes a-t-il déjà été évalué ?
Il est impossible d'évaluer le nombre de victimes. L'État estime qu'il y a eu 150 000 participants aux essais nucléaires entre 1960 et 1996. Dernièrement, le ministère de la Défense a étendu la zone de retombées radioactives reconnues à l'ensemble de la Polynésie française – mais rien n'a été modifié en ce qui concerne le désert algérien.

En matière d'irradiation directe, on peut faire une estimation sur la base de 10 000 à 15 000 victimes potentielles.

Une étude épidémiologique interne à l'AVEN démontre que l'espérance de vie des participants aux essais nucléaires est de seulement 60 ans. D'autres études sont en cours, y compris sur l'effet de cette contamination sur les descendants des participants aux essais nucléaires. Pour eux aussi, les conséquences ne sont pas à négliger.

Quelles sont les conséquences reconnues de ces essais sur la santé des personnes exposées ?
En France, la Sécurité Sociale ne reconnaît que très peu de pathologies associées à l'exposition à la bombe nucléaire, contrairement aux États-Unis, où la liste est bien plus longue.

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Pourquoi l'État français tarde-t-il à reconnaître sa responsabilité ?
En fait, avec la loi du 5 janvier 2010, l'État reconnaît sa responsabilité mais la minimise par l'intermédiaire de l'article 4, alinéa 2.

Image tirée du film Docteur Folamour

L'excuse du secret défense est-elle encore utilisée par l'État ?
Par décision de la cour d'appel de Paris en avril 2013, l'AVEN est désormais en possession de documents jusqu'alors classés secret défense. Ceux-ci sont en train d'être étudiés par une équipe de physiciens spécialisés dans la question du nucléaire. En revanche, aucun de ces documents ne fait référence à la composition des bombes, qui reste secret défense.

Y a-t-il une différence de traitement entre les victimes algériennes, polynésiennes et métropolitaines ?
Si l'on se réfère uniquement à la loi, non. Mais dans les faits, oui. En métropole, les associations ont plus de poids et les rapports avec le législateur et l'État sont plus nombreux. En Polynésie, le montage d'un dossier est très difficile, le peuple polynésien ayant une transmission orale plutôt qu'écrite, ce qui explique qu'il n'existe pas d'archives personnelles. En Algérie, il est impossible pour un ressortissant algérien de se faire entendre car tout est centralisé à l'ambassade de France à Alger.

Un champignon atomique. Photo via

Un plan de 10 millions d'euros pour indemniser les victimes a été annoncé en 2009. Où est passé cet argent ?
Il s'agit d'une ligne de crédit de 10 millions d'euros, reconduite chaque année jusqu'en 2019. C'est donc un plafond annuel et non pas une somme attribuée. En résumé, si cette ligne de crédit n'est pas utilisée, c'est tout bénéfice pour l'État, et si elle est utilisée, elle ne pourra pas indemniser plus de 300 vétérans chaque année.

Pourquoi si peu de dossiers d'indemnisation sont-ils acceptés alors que la loi de 2010 était censée les faciliter ?
Pour expliquer ça, il suffit de lire avec attention l'article 4 alinéa 2 de la loi dont vous me parlez : « [Si les conditions de l'indemnisation sont réunies], l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition, le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. » Cet alinéa est tellement flou qu'il permet aux pouvoirs publics de rejeter la plupart des demandes d'indemnisation.

Des amendements ont bien été votés en décembre 2013 afin de renforcer les débats lors de l'instruction des dossiers d'indemnisation, mais les décrets d'applications ne sont toujours pas parus.

OK, merci et bon courage Jean-Luc.

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