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Le streetwear selon les crackheads colombiens

Stanislas Guigui a fait une série mode dans le pire ghetto sud-américain.

Stanislas Guigui est un photographe français de 44 ans basé à Marseille. En 1996, il s’est installé une première fois en Colombie, à Bogota, pour rejoindre sa copine de l’époque ; c’est comme ça qu’il s’est retrouvé à prendre des photos de la guerre civile qui ravageait le pays de part en part. Après être passé par Israël et la France, il est revenu à Bogota en 2003, seul cette fois, pour vivre les trois pires années de sa vie au milieu des junkies d’El Cartucho, le quartier le plus pauvre et violent de la capitale colombienne.

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Durant cette période, il a vécu parmi les dealers de dope cramés, les crackheads et les sniffeurs de colle du quartier, au milieu des guerres au couteau et à la machette entre bandes rivales, devenant, selon ses dires, « l’un d’entre eux ». De 2003 à 2006, il a pris en photos les habitants d’El Cartucho à la manière de modèles pour un défilé de mode, devant les murs blanchis à la chaux du ghetto. Aujourd’hui membre de la prestigieuse agence VU et tandis que ses travaux sur El Cartucho sont exposés à la Galerie Particulière, à Paris, je lui ai parlé une vingtaine de minutes des Neros, des squats à crack et de tous les gens aujourd’hui morts avec lesquels il a vécu et travaillé.

VICE : J’ai lu que pendant que tu prenais des photos, tu t’étais fait séquestrer par un gang d’El Cartucho, le plus grand ghetto de Bogota.
En fait, je voulais aller filmer sur leur territoire et j'avais déjà parlé avec un mec. Quand j’y suis retourné il n'était pas là, et y'a trois mecs qui m'ont chopé avec des flingues. Il m'ont enfermé dans un immeuble – j'étais menotté, cagoulé et tout. Mes potes leur ont mis la pression. Ils leur disaient que s'ils me tuaient, ils les brûleraient tous. Ça a duré toute une après-midi, et en fin d’après-midi, ils m'ont relâché.

Tu penses qu’ils auraient pu te buter ?
Un des types qui me séquestrait avait un petit téléphone portable. Il m’a montré ce qu’il avait filmé la veille : il avait attaché une bonne femme sur une chaise. La nana était en train de hurler, et là le mec tourne son téléphone et se filme, mort de rire, et retourne la caméra sur la nana avant de lui mettre une balle dans la tronche. Ensuite il m’a dit : « On va te faire ça. » Ce mec-là, quand ils m'ont relâché, je le voyais partout. Je sortais dans la rue, je ne voyais que lui. N'importe quel mec passait devant moi, je voyais son visage. J’en ai parlé à mes potes, je m'étais arrêté de bosser pendant quinze jours, j'étais malade, tordu. Et quand je suis revenu, ils m’ont dit qu'ils avaient chopé le mec et qu'ils l'avaient buté. Y’a des trucs qu’ils n’aiment pas. OK, là-bas, la vie ne vaut pas grand-chose, mais tout le monde n’est pas sadique.

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Comment es-tu arrivé en Colombie ?
J’ai rencontré une Colombienne à Paris et je l’ai suivie là-bas. C’était en 1996. Je ne savais pas que j'allais dans un pays en guerre. Et je ne parlais pas un mot d'espagnol.Je me rappelle de mon arrivée là-bas. De l’aéroport au centre-ville, y'avait une immense avenue à quatre voies. Il faisait nuit, et sur le côté de la route on voyait des milliers de mecs autour de feux de camp. C’était le chaos.

Peux-tu nous rappeler le contexte de la guerre ?
Ça commencé en 1948, avec l’assassinat de Gaitan, un candidat à la présidence de la République de gauche très populaire, avec des vues révolutionnaires sur le partage des richesses. La Colombie, c'est vraiment un pays où une minuscule poignée de gens tiennent tout, pendant que les autres crèvent la dalle. Il s'est fait descendre. Y’a eu une révolte dans Bogota, et la guerre est partie de là. Une guérilla s'est levée contre le gouvernement, l'armée et les propriétaires terriens qui pour se protéger ont créé des milices paramilitaires et ça a été l'escalade. Ça fait soixante ans que ça dure. C'est un des plus vieux conflits, avec celui d'Israël, je crois. Et c'est le plus grand nombre de déplacés dans le monde à égalité avec le Soudan, 6 millions de personnes.

Où vont les déplacés ?
Le problème des Colombiens c'est que personne n'en veut, ils n'ont pas de visa avec le trafic de came. La plupart vont à Bogota, ils se disent qu’ils y trouveront du boulot. Mais pour eux c'est la plongée dans la came, la délinquance, et les conneries parce qu'ils n'ont pas de solution. Je trouvais ça sale, c’était la réalité du pays et j'étais coupé en deux. Ma copine vivait dans un milieu extrêmement bourgeois. C'était super protégé, un milieu à la Disneyland, les mecs ne sortaient pas du Mickey club sans gardes du corps. Et au bout de 6 mois, ça m'a gonflé. J'ai commencé à aller voir ce qui se passait dehors, la rue, j'en avais besoin. Parce qu'en France, même si j'ai pas fait la rue, quand j'étais petit ça n'allait pas très bien chez moi et j'étais souvent dehors.

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Toutes les photos ont été prises dans « El Cartucho ». C'est en bas du palais présidentiel, en plein centre-ville de Bogota. C'est un territoire immense, qui doit faire une vingtaine d’hectares, avec des immeubles désaffectés qui ont été transformés en fumeries de crack et en hôtels de passe. Et puis je suis tombé sur cet endroit un jour par hasard. Mais impossible de rentrer, les mecs ont tout de suite vu que je n'avais rien à foutre là.

Et y'a combien de personnes qui végètent là ?
20 000 personnes. C'est énorme. Et que des gens de la rue : clochards, mendiants, voleurs, putes, toxicos, qui se retrouvent pour se défoncer, pour vendre ou pour acheter. Tout ce qui est volé dans Bogota atterrit là-bas. Tu trouves des armes à feu, tu peux acheter n'importe quoi. Ça m'a toujours fait penser à l'île de la Tortue des pirates, où les mecs attaquent des bateaux et après vont échanger leurs trucs, claquer leur blé avec des filles, se saouler et quand il n'y a plus rien, ils repartent. À force d'y retourner – sans appareil photo évidemment – j'ai rencontré des gens. Je suis devenu très ami avec l’un des chefs de l'endroit – mais pas le chef des narcos. Parce que ce sont les narcos qui font la loi, là-bas….

Et donc ce chef, il vendait ou pas du tout ?
Lui, c'était un voleur. Il ne s'occupait que des braqueurs et de faire régner un minimum d'ordre à l'intérieur parce qu’il y a quelques règles ; ils n'ont pas le droit de voler à l'intérieur, surtout les gens qui viennent acheter de la came parce que sinon ils ne viennent plus et les mecs, ça leur casse leur business. Et puis t’as évidemment le « tu vois rien, t’entends rien ». Et puis des lois pour éviter qu'il y ait trop de bastons parce que les mecs sont ivres morts dans la rue, et s'ils ont un flingue ils tirent dans le tas. Donc y'a une espèce d'équipe qui empêche que règne le chaos. Et mon pote, un jour je lui ai dit : « Écoute, moi j'ai envie de raconter cette histoire en photo. » Leur mode de vie était devenu ma norme. J’étais accepté par eux, je vivais comme eux. J'ai connu toutes les drogues, j'ai fait toutes les conneries de la terre aussi pour gagner du fric et c'est la photo qui m'a sorti de tout ça.

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Quel type de conneries ?
Tout ce qui rapporte du gros fric, en fait. J'ai fait plein de trucs. Et puis j’ai rencontré une nana qui n'avait rien à voir avec ça, qui m’a dit : « Soit tu fais un truc de ta vie, soit je me casse. » Et moi, je ne savais rien faire à part des photos ou des conneries. Donc je me suis remis à la photo. Et un jour, j'ai eu l'idée de faire cette série parce que ces mecs, je les trouvais super beaux. Pour le coup, c’est du vrai streetwear : ces mecs vivent dans la rue et en même temps ils ont des personnalités que tu comprends à travers leur look. Tu vois, ce mec il n'est pas forcément intéressant mais il fait des efforts, il garde un certain truc.

Moi aussi, je trouve que ces mecs sont bien sapés.Ils étaient tous camés ?
Ouais, tous, et la plupart sont polytoxicomanes. Le crack c'est 80 % des gens, et après tous fument au moins des pétards, même les gens qui disent qu'ils ne se droguent pas, ils fument des joints. Et puis après t'as tous ces mecs qui sont un peu au-dessus et qui ne fument pas de clopes. Mais ils respirent tellement de merde, ils sont dans cet environnement en permanence, ce sont des camés aussi, ils sont toxicos. Et quand ils sortent d’El Cartucho, ils sont en manque, alors ils reviennent parce qu'ils leur faut leur dose, plus l'adrénaline, plus l'action, plus tout le reste. Ce sont des drogues aussi, le cul, etc.

Ouais, c'est un mode de vie.
Et les mecs d'au-dessus c'est le même délire. Ils font des conneries le matin, très tôt parce que les mecs se lèvent et ils sont en manque, ils n’en peuvent plus. Donc le plus chaud à Bogota c'est le soir tard ou très tôt le matin, entre 7 et 10 heures. C'est là qu'il y a tous les braquages, les pillages, et les attaques parce que les mecs, il leur faut du blé pour se défoncer. Et après, vers midi, c'est calme et là ils fument, ils boivent, ils baisent, ils tchatchent. Ils refont une vraie société en fait, rien à voir pas le clodo à Paris qui attend la mort tout seul au feu rouge. T’as un tissu social qui se crée, c’est une vraie société – une contre-société on va dire.Tout marche à l'envers par rapport à nous et pourtant j'y ai trouvé énormément d'humanité.

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C'est assez pur : quand ils t'aiment, ils t'aiment ; quand ils te détestent, ils te détestent. Mais quand ils t'aiment, c'est vraiment un truc incroyable. J’ai fait un long métrage là-bas avec eux – un docu-fiction d’une heure et demie. J'ai eu un assistant une demi-journée et il s'est barré le mec, il était stressé à en crever. Y'en a eu un autre, il est resté dix jours.

Qu'est-ce qui rapporte le plus vite ?
Bah, la came.Les volumes sont énormes. Et de Colombie, tout part à l'étranger sur les deux Amérique. Le Cartucho, c'est le sentier de la came, t'as les mules qui dégagent, t'as les mecs qui moulent des valises, des surfs… Tout ce que tu veux, ils te le moulent en coke. T'as une tonne de passeurs et puis t'as des accords ; les Maras travaillent pour le Cartucho ; le Mexique, tout le bordel qu'il y a à la frontière c'est des mecs de Bogota qui vont entraîner les Mexicains contre les Americains.

Y'a un fric énorme qui est fait là-bas. Même si les mecs, tu les vois, ils sont habillés comme ça, ils sont riches. Je connais un mec qui a fait construire un faux village pour planquer son oseille. Dans les fondations, les mecs planquent des millions d'euros parce qu'ils ne peuvent plus le blanchir. La dernière année où j'y étais, c'était en 2009, et la Banque centrale colombienne a eu des problèmes pour blanchiment d'argent.

C’est des volumes gigantesques.Escobar avait appelé le président colombien pour lui dire que s'il lui foutait la paix, il rachèterait la dette extérieure du pays. Le peso colombien c'est de la merde, donc ils braquent les bureaux de change, c'est là où il y a le plus de thune. Les émeraudes, l'or… J'ai des copains qui se sont fait le musée de l'or à Bogota, et après il faut revendre. T'as vachement de pertes, il faut refondre l'or…

Ça se revend où ?
En Amérique du Sud. Y'a des mecs spécialisés qui partent au Panama, dans ce genre de coins, et une fois que c'est là-bas c'est fini, l'argent est blanchi et ils dégagent. Ou alors t'as des mecs spécialisés dans la refonte des lingots. Mais là où ça rapporte le plus, c'est la came. Les flics estiment que 500 kilos de crack se vend là-bas par jour. Sachant qu'une dose c'est un gramme, ça fait 500 000 doses vendues par jour.

Est-ce que tu as pris toutes les photos au même endroit ?
Pour cette série, oui. Ce mur était le seul mur blanc qu'il y avait et où je pouvais avoir un peu la paix, parce que c'était un endroit qui appartenait à un narco. C'était un parking où il garait sa bagnole. Sinon quand je sortais l'appareil, c'était l'émeute. Tout le monde me charriait, ils voulaient se faire photographier, ils me poussaient, faisaient des conneries. Donc j’ai trouvé le mur, mais je n’avais pas d’idée de série en fait, je l’ai fait instinctivement. C'était vraiment pour rendre hommage aux gens de la rue parce qu'on s'est dit qu'on allait faire chier les flics – genre, « on va faire des petits tirages sur du papier affiche et en foutre partout dans Bogota ». Mais on n'a jamais pu le faire parce que c'était trop compliqué, et parce que les paramilitaires ont un truc qu'on appelle la « Tanqueta Fantôme ». C'est un camion blindé qui passe, et quand ils voient 20 clodos allongés par terre, ils tirent dans le tas.

Depuis ton retour, qu’est-ce que tu as fait ?
J’ai gagné le prix Photo España avec ces photos – c'est un prix à Madrid, le plus gros festival photo au monde. J'ai fais une expo derrière et puis tout s'est enchaîné. Je suis rentré à l'agence VU, et j'y suis toujours. Là, je bosse sur Marseille. Même truc, on va dire, sur la violence, les gangs, la came, tout ce dont on parle tout le temps. C'est un travail long parce que les gens sont paranos. C'est compliqué, les accès s'ouvrent et se referment. Il y a souvent des problèmes avec les flics, etc. Mais j'avance.